OPINION. La succession de Viola Amherd révèle un angle mort de notre démocratie: alors que 22% des Suisses vivent avec un handicap, selon les définitions officielles, leur absence au Conseil fédéral questionne notre conception de la représentativité politique, écrit le journaliste Malick Reinhard
La démission de Viola Amherd, annoncée le 15 janvier avec une sobriété tout helvétique, marque plus qu’une simple transition. Elle ouvre une brèche dans notre conception de la représentativité politique. Si les débats sur la succession s’enlisent déjà dans les traditionnels calculs d’équilibres, ils semblent occulter une question tout aussi fondamentale: et pourquoi pas un membre du Conseil fédéral en situation de handicap?
Car les chiffres sont implacables: 1,8 million de personnes en Suisse vivent avec un handicap diagnostiqué, soit 22% de la population, selon l’Office fédéral de la statistique (l’OFS précisant: 32% d’entre elles présentent des «limitations fortes» et 68% des «limitations modérées» dans leur vie quotidienne). Une réalité démographique qui, paradoxalement, s’évapore dès que l’on gravit les échelons du pouvoir. A ce jour, aucun des sept Sages en fonction n’a publiquement évoqué vivre avec un handicap. Sans affirmer qu’un membre de l’exécutif soit nécessairement concerné, la probabilité existe: une personne sur cinq est en situation de handicap en Suisse, tandis que 80% des handicaps diagnostiqués sont «invisibles», toujours selon l’OFS.
Le Centre, parti de la conseillère fédérale sortante, offre pourtant un contre-exemple éloquent sous la Coupole. Christian Lohr (TH) et Philipp Kutter (ZH), tous deux conseillers nationaux en situation de handicap visible (ils se déplacent en fauteuil roulant), incarnent ce que la politique suisse semble faire de mieux: une expertise forgée par l’expérience, une légitimité construite sur la compétence. Le premier est une autorité reconnue depuis plus de vingt ans, quand le second, qui envisage sa candidature au Conseil fédéral, selon le Tages-Anzeiger, a démontré ses capacités exécutives à la mairie de Wädenswil (ZH). Leurs parcours déconstruisent méthodiquement l’argument de l’incompatibilité entre handicap et grandes compétences.
L’argument selon lequel il ne faudrait pas «forcer» la nomination d’une personne handicapée sur la base de ce dernier révèle un biais cognitif persistant. Notre système politique s’est construit sur des équilibres subtils — linguistiques, partisans, géographiques, sexués — sans que personne ne crie au tokénisme. La succession actuelle illustre d’ailleurs un débat inédit: entre la revendication d’une représentation féminine maintenue et la potentielle candidature d’une personne handicapée, le débat met les groupes progressistes dans une position délicate, eux qui refusent traditionnellement toute hiérarchisation des causes. Cette situation démontre que la vraie discrimination réside peut-être dans notre résistance, s’il en est une, à considérer le handicap comme une composante essentielle de notre diversité politique, au même titre que le genre ou l’origine cantonale.
L’expérience internationale démontre la vacuité de ces possibles réserves. Wolfgang Schäuble, en Allemagne, a marqué seize années de politique fédérale de l’empreinte de sa roue, occupant le Ministère de l’intérieur, puis celui des finances – où il a piloté la réponse allemande à la crise financière de 2010 avec une maîtrise saluée –, avant de présider le Bundestag. Au Canada, Stephanie Cadieux, ministre en fauteuil roulant, a occupé plusieurs portefeuilles entre 2010 et 2017, transformant notamment les politiques d’inclusion au Développement social. En Argentine, c’est depuis son fauteuil roulant également que Gabriela Michetti a exercé la vice-présidence du pays de 2015 à 2019. Ces quelques exemples rappellent que la capacité à gouverner ne se mesure pas à l’aune des limitations médicales, mais à celle de la vision politique et de la compétence.
Le rapport critique du Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU en 2022 pointe notamment les carences suisses en matière d’inclusion politique. Plus de 80 recommandations, dont plusieurs concernent la sous-représentation dans la vie publique, attendent toujours une réponse concrète. La succession de Viola Amherd pourrait, ainsi, offrir l’opportunité d’une avancée historique: transformer une promesse politique en une réalité tangible.
En 1944 déjà, dans le Bureau ovale, face au Resolute desk, ce bureau devenu symbole du pouvoir américain, le président Franklin D. Roosevelt fit installer un panneau en bois pour masquer son fauteuil roulant aux photographes et visiteurs. Alors, quelque 80 ans plus tard, et au moment où la Berne fédérale s’apprête à choisir un nouveau membre du Conseil fédéral, la vraie question n’est peut-être plus «pourquoi une personne handicapée?», mais plutôt «pourquoi pas?»