Le président ukrainien a fustigé les faiblesses de ses alliés au Forum économique mondial de Davos. Un discours qui visait à réveiller les Européens et à se rapprocher des conservateurs américains, mais les divergences sur l’avenir de l’Ukraine sont profondes

Quelques heures seulement après le discours d’investiture de Donald Trump où il annonçait un programme guerrier, des entrepreneurs, politiciens, militaires et experts réunis à la Maison d’Ukraine ont fait de nouveau silence. Cette fois, c’était pour écouter un autre président: Volodymyr Zelensky, de passage pour la seconde fois dans la station grisonne.

Dans l’assistance composée de nombreux Américains, on s’attendait à entendre Zelensky sur ses relations avec Donald Trump. Après tout, une question vertigineuse se pose à l’Ukraine: quel genre de paix sera imposée par ce nouveau président qui aime tant conclure des «deals»? Le matin même, le professeur à Harvard et ancien secrétaire adjoint à la Défense des Etats-Unis Graham Allison estimait qu’il fallait prendre les propos de Trump «au sérieux. Si on lit un peu entre les lignes, on comprend que la guerre en Ukraine sera terminée dans six mois. Et que la Chine sera impliquée dans l’accord», affirmait-il dans une conférence.

Et de préciser que le président Zelensky n’aurait pas le choix quant à la perte de larges parts du territoire ukrainien, qui resteraient occupées par la Russie. «Donald Trump voit la situation de l’Ukraine empirer chaque année. Il lui dira: «Soit tu acceptes, soit on ne livre plus d’armes, ni d’argent.»

Une Europe insignifiante, «qui doit apprendre à prendre soin d’elle-même»

Face à cette pression gigantesque qui s’ajoute à celle du front, sur lequel l’Ukraine perd du terrain, Zelensky s’est cependant retourné mardi contre son allié européen, dans un discours au ton à la fois furieux et désespéré qui ne disait pas un mot de l’initiative suisse visant à réunir Russes et Ukrainiens. Cette Europe, personne ne la regarde car «tout le monde a les yeux sur Washington», a-t-il dit. Une Europe menacée d’insignifiance: «Trump va-t-il même la remarquer?» Une Europe, enfin, qui «doit apprendre à prendre soin d’elle-même» car malgré l’aide apportée en ces bientôt trois années de guerre contre la Russie, «il n’est même pas sûr qu’elle ait sa place à la table des négociations», taclait le président ukrainien dans son discours.

L’avenir dira si la stratégie de Zelensky visant à secouer les Européens pour les remobiliser s’avérera fructueuse. Ce qui est sûr, c’est qu’après quasi trois ans de guerre, il peine à mobiliser une partie de ses compatriotes eux-mêmes. Interrogée sur le fait qu’une partie des Ukrainiens réunis à la Maison d’Ukraine n’avaient pas interrompu leurs discussions pour écouter l’appel à l’aide de leur président en guerre, une cheffe d’entreprise expliquait que «certains de mes compatriotes et moi-même, nous considérons que les échecs militaires face à la Russie sont aussi imputables à la corruption qui gangrène le pays. Personne ne vous le dira trop fort ici», précise-t-elle alors que son camarade de table tourne la tête, gêné, «mais nous sommes parfois fatigués de ce gouvernement incapable de se réformer».

«Il n’y a qu’en matière de régulations que l’Europe dirige le monde!»

Reste que le discours de Zelensky semble avoir fait mouche auprès d’un public crucial: les conservateurs américains. «La manière dont il a décrit l’Europe, c’est la manière dont nous la percevons! C’est un continent prêt à vendre sa sécurité contre du gaz bon marché», affirme ainsi au Temps l’ex-chef de cabinet de la direction républicaine à la Chambre des représentants des Etats-Unis Steven Moore. Et voilà le continent européen qui en prend de nouveau pour son grade. «Dans les milieux conservateurs chez nous, on a l’habitude de dire qu’il n’y a qu’en matière de régulations que l’Europe dirige le monde!» dit Steven Moore en riant, sa mallette en cuir à la main.

De cette Europe qui «mériterait d’être davantage qu’une spectatrice», Volodymyr Zelensky déplorait quant à lui deux maux dans son discours mardi. D’abord, l’insuffisante production en armement. «La Russie produit davantage d’équipement militaire que tous les Européens réunis», alors que l’Ukraine en manque cruellement: «La production domestique augmente, mais ce n’est pas suffisant.» Ensuite, la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie alors que de son côté l’Ukraine, aux prises avec un problème majeur d’approvisionnement, doit se reposer sur l’Europe. «La moitié des capacités électriques a été réduite à néant dans le pays, ce qui entraîne des black-out réguliers. Du courant est importé d’Europe mais il est plus cher et se révèle inflationniste», soulignait mardi au Temps Beata Javorcik, chef économiste à la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD).

L’Ukraine comme l’Allemagne au temps de l’URSS

Le phénomène freine logiquement l’économie qui, après une chute de son produit intérieur brut (PIB) de 29%, avait jusqu’ici fait preuve d’une forte résilience, aidée par l’ouverture d’un corridor permettant d’exporter en passant par la mer Noire, stimulée aussi par les achats militaires dans le pays. La pénurie de main-d’œuvre est un autre phénomène qui pèse sur l’économie, notamment en raison de la mobilisation de nombreuses personnes sur le front. Selon la BERD, qui a investi 6,2 milliards dans le pays depuis le début de la guerre, en octobre, 65 000 emplois étaient ouverts. Pour 2025, le Fonds monétaire international prévoit une croissance de 2,5%, un taux qui ne manquera pas de varier selon l’évolution de la situation sur place.

Mardi, Volodymyr Zelensky concluait son discours par un avertissement: si les Européens ne se réveillent pas, le risque existe que Vladimir Poutine «vous ramène dans le monde qu’il a en tête», celui «de l’ex-URSS»: «Si Moscou parvient à ses fins d’une façon ou d’une autre maintenant, rien ne garantit qu’il ne continuera pas dans quelques années.» Entouré de militaires portant aussi l’uniforme ukrainien, un homme en treillis abondait dans le même sens juste avant le discours de son président, à la Maison d’Ukraine: «Un accord au détriment de Kiev aurait un impact catastrophique sur le modèle de sécurité européen. Pour Vladimir Poutine, cela voudrait dire que la stratégie d’agression est profitable. Vous imaginez la suite?»

Mais ce qui sonne comme une menace existentielle en Europe résonne bien différemment de l’autre côté de l’Atlantique, comme l’expliquait au Temps l’amiral républicain Michael Hewitt, cofondateur d’une entreprise active dans la sécurité et l’énergie, peu avant le discours: «Les territoires ukrainiens resteront occupés par la Russie sans être annexés, de la même manière que l’Allemagne divisée après la Deuxième Guerre mondiale a dû attendre quelques années pour être réunifiée. De nombreux Ukrainiens y sont prêts. Ils ont compris que sinon, ça ne se terminerait jamais.»