Formée au théâtre parlé et au chant lyrique, la soprano Olesya Golovneva affronte Salomé dans le sublime opéra de Richard Strauss. Une héroïne sulfureuse dont elle fait une lecture très personnelle
Salomé, ce n’est certainement pas elle – cantatrice et mère de deux enfants âgés de neuf ans et de deux ans et demi. Pourtant, c’est cette jeune fille impudique et fatale qu’elle va incarner au Grand Théâtre de Genève dans une mise en scène du Hongrois Kornél Mundruczó. Elle a son idée sur le rôle, elle va y mettre tout son vécu, toutes ses lectures, car Olesya Golovneva est passionnée de théâtre et de romans, à commencer par la littérature russe qu’elle a dévorée dès l’âge de 15 ans.
À l’époque, elle s’imaginait déjà être Tatiana dans Eugène Onéguine de Tchaïkovski : l’héroïne de Pouchkine, l’un de ses écrivains favoris, la fascinait pour sa quête de passion romantique, sa recherche d’émotions vives – tout ce dont peut rêver une adolescente qui a encore les espoirs les plus fous avant de déchanter. Rien à voir avec Salomé qui, malgré une part d’inconscient et un héritage familial certainement lourd, comme le souligne Olesya Golovneva, incarne une forme de perversité. Le drame d’Oscar Wilde a beau jouer sur l’ambiguïté d’une jeune fille encore très enfantine qui se laisse posséder par une obsession – le désir d’avoir la tête du prophète Jean Baptiste (Iokanaan dans l’opéra) tranchée sur un plateau d’argent et de pouvoir baiser ses lèvres – on est loin de l’innocence pure et bouleversante de Tatiana.
Ayant débuté au Staatsoper de Vienne avec Mozart, dans le rôle de la Reine de la Nuit aux aigus stratosphériques, établie non loin de la capitale avec son mari et ses deux enfants, Olesya Golovneva a accompli le parcours relativement classique d’une cantatrice d’abord classée « soprano lyrique » et « soprano colorature » avant d’évoluer vers des rôles plus lourds, dans le bel canto notamment. Elle cite Anna Bolena, Maria Stuarda, Lucia di Lammermoor. Parmi de nombreux emplois, elle a aussi chanté Gilda, Violetta dans La traviata, Rusalka, et récemment le personnage de Silvana dans La fiamma d’Ottorino Respighi – un rôle qu’elle a endossé en octobre dernier au Deutsche Oper de Berlin.
Cet opéra méconnu, qu’on aura forcément du mal à identifier et où elle incarne la fille d’une sorcière injustement condamnée, l’a semble-t-il bouleversée. « On m’a appelée à la dernière minute pour un remplacement et j’ai appris le rôle en quelques jours. C’est loin du bel canto, il faut recourir par moments à la voix de poitrine et il y a des cris – même si on a de grands arcs lyriques à chanter et une petite section qui rappelle Monteverdi. C’est une matière théâtrale vraiment fantastique, entre pleurs et rires, et c’est le rôle le plus dramatique que j’ai chanté jusqu’à maintenant. Il faut passer à travers l’orchestre qui est encore plus touffu que chez Richard Strauss dans Salomé. »
On la sent vibrer aux personnages qu’elle campe sur scène. Elle dit qu’il faut s’inspirer de tout, de ses lectures, de la peinture, de tout ce qu’on rencontre dans la vie. Mais son ancrage familial reste la source première. Elle est née à Pskov en Russie, « une ville de province située entre Riga et Saint-Pétersbourg près de la frontière avec l’Estonie, précise Olesya Golovneva. Il n’y a pas de musiciens professionnels dans ma famille, mais ma mère et mon père ont toujours beaucoup aimé la musique populaire – tout comme l’un de mes grands-pères. Ils jouaient de l’accordéon et je chantais avec eux. J’ai aussi chanté à l’école, et j’interprétais des mélodies dans un club Pouchkine. »
Tout comme Tatiana dans Eugène Onéguine, l’adolescente de 15 ans passait beaucoup de temps seule dans la nature. « Je m’identifiais à ses rêves, à ses pensées. J’aimais me perdre dans des lectures. » Olesya Golovneva a fini par chanter le rôle de Tatiana à Cologne, Helsinki, Hambourg ; et l’opéra-culte de Tchaïkovski bâti autour de sept « scènes lyriques » reste son préféré.
Sa formation de cantatrice, elle l’a accomplie au Conservatoire de Saint-Pétersbourg pendant sept ans. « Je n’ai pas du tout chanté en Russie, j’y ai seulement fait mes études et j’ai passé mon examen final avec le rôle de Violetta Valéry dans La traviata. » Son premier engagement, c’était il y a presque vingt ans, donc : la Reine de la Nuit, de La Flûte enchantée, à Vienne. « J’avais 25 ans, je voulais rester à la maison, j’étais comme Tatiana ! Mais ma mère m’a dit qu’il fallait que je parte et que c’était une occasion à saisir. Bien sûr, la mentalité en Autriche était très différente qu’en Russie, et je ne parlais pas l’allemand… Il faut savoir prendre des risques dans la vie. » Mais la voilà qui embraye à nouveau sur les grands auteurs russes. « La culture russe, c’est à l’intérieur de moi. J’ai grandi comme ça. Je suis fière de la culture russe même si je n’ai pas mis le pied en Russie depuis trois ans à cause de « cette triste histoire »… J’ai fait aussi des études d’art dramatique. Constantin Stanislavski, Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, Mikhaïl Tchekhov sont des références pour moi, et naturellement Anton Tchekhov dont j’ai lu les pièces. »
Je suis fière de la culture russe, même si je n’ai pas mis le pied en Russie depuis trois ans à cause de cette «triste histoire»…
Après Pouchkine, elle a traversé une phase Dostoïevski. « Pendant trois à quatre ans, je n’ai lu que ses romans. Je lisais dans le bus, dans mon foyer d’étudiants… Ce qu’il y a d’intéressant chez Dostoïevski, ce sont les questions qu’il pose, mais il ne te donne pas les clés pour les résoudre. Ces réponses, c’est à toi de les trouver, de les chercher, dans ton cœur, dans ton âme, dans ton esprit. Ce sont des questions philosophiques très profondes et ça ouvre les horizons. » Olesya Golovneva s’inspire de ces personnages de roman pour son travail à la scène. À propos de Salomé – l’un des rôles les plus provocateurs du répertoire, qui exécute la danse des sept voiles sous les yeux concupiscents de son beau-père Hérode pour obtenir la tête de Iokanaan – la cantatrice à la voix douce et réfléchie tente de cerner ses motivations. « Je me suis demandé si elle était sous l’emprise d’une drogue ou d’alcool. Elle n’a pas l’air vraiment lucide dans ce qu’elle dit et la façon dont elle se comporte. La musique de Richard Strauss est comparable à une extase, on dirait qu’elle est mue par une pulsion sexuelle qui la dépasse. J’imagine que Salomé a été maltraitée dans son enfance ou exposée à une sexualité très tôt et que c’est une enfant brisée. Elle exprime la face obscure que chaque être humain a enterrée au fond de soi. Tout ce qu’elle dit est de nature sexuelle et renvoie à la relation érotique entre un homme et une femme. Elle manipule le jeune capitaine syrien Narraboth par sa seule force d’attraction sexuelle. » Olesya Golovneva a tant réfléchi sur le sujet qu’elle a imaginé une variante pour le dénouement. « Si j’étais metteure en scène, je ferais en sorte que Salomé mette à mort elle-même Iokanaan. Le gardien n’oserait pas tuer celui-ci au fond de la citerne et lâcherait son épée – comme Salomé le suppose à un instant dans le livret de l’opéra. Et quand Iokanaan remonterait de la citerne, c’est Salomé qui le tuerait après avoir embrassé sa bouche et elle mettrait sa tête sur un plateau d’argent. Ça rendrait les choses encore plus étranges et sanglantes. Elle dépasserait toutes les limites ! »
Toujours dans sa quête de sens, Olesya Golovneva pense que ce qui nourrit l’attrait de la princesse de Babylone pour le jeune prophète, c’est autre chose que le désir charnel et érotique. « Iokanaan est un ascète. Il est pur, intouché par la dépravation, promis au royaume de Dieu. Et cette pureté fascine Salomé, parce que quelque part au fond d’elle-même, elle aspire à une rédemption. Elle dit que « la lune a la beauté d’une vierge qui est restée pure ». Et c’est probablement pour ça qu’elle veut toucher Iokanaan, toucher sa peau, toucher ses cheveux, et embrasser sa bouche. Parce qu’il est pur. Elle ne comprend pas que cette virginité recherchée n’est pas de l’ordre de l’humain ni du sensuel. »
Décidément très consciente des enjeux que sous-tend l’abord de ses rôles, Olesya Golovneva estime que « quand on joue une mauvaise personne, il faut chercher où celle-ci est bonne ». Elle a horreur des approches «unidimensionnelles», et c’est cette diversité de l’humain qui la passionne. Elle dit aussi que l’incarnation théâtrale est ce qui prime sur la stricte performance vocale. «D’abord je joue le rôle, et ensuite je chante, parce que j’aime le théâtre parlé. J’en ai fait durant six ans avec une très bonne professeure.» Et sur une voix douce, pleine d’empathie, elle nous donne congé en conseillant de lire Les Frères Karamazov ou Les Démons de Dostoïevski – « même si c’est un peu rude » !
Née en Russie, la soprano Olesya Golovneva a étudié à Saint-Petersgourg et à Vienne, ville où elle a débuté sa carrière en intégrant la troupe du Staatsoper, lancée par le rôle de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée, qu’elle reprendra partout en Europe. Son répertoire comporte aujourd’hui plusieurs rôles majeurs : Violetta (La traviata), Lucia di Lammermoor, Tatiana (Eugène Onéguine), Anna Bolena, Mimi (La Bohème), Rusalka ou Valentine (Les Huguenots), pour n’en citer que quelques-uns.
Salomé au Grand Théâtre de Genève
Du 22 janvier au 2 février 2025