Censées renforcer la protection des clients et la compétitivité de la place suisse, les lois sur les services et les établissements financiers sont accusées de compliquer le travail des gérants et de pousser certains à arrêter leur activité. La Finma se défend
En janvier 2020, deux lois entraient en vigueur pour largement remodeler le paysage de la gestion de fortune suisse. La loi sur les services financiers (LSFin) visait à protéger les clients, harmoniser les pratiques des professionnels et, plus globalement, à renforcer la compétitivité de la place helvétique. La loi sur les établissements financiers (LEFin) musclait, pour sa part, la surveillance des gérants de fortune indépendants.
Entre nouvelles exigences et multiplication des procédures à suivre, cette nouvelle donne n’a pas tardé à mécontenter les milieux de la finance. Après cinq ans de LSFin et LEFin, leurs objectifs initiaux ont-ils été atteints? La Finma le pense, tandis que des voix critiques soupçonnent cette dernière d’avoir utilisé ces lois pour «nettoyer» le marché de la gestion de fortune.
«Ces lois sont si mauvaises et si hostiles qu’à moins d’avoir été rédigées par de parfaits crétins, il était évident qu’elles allaient sévèrement augmenter les coûts et instaurer des barrières à l’entrée», affirme un vétéran de la finance suisse, qui préfère rester anonyme. Particulièrement remontée contre la Finma, cette source la soupçonne d’avoir utilisé LSFin et LEFin pour faire sortir du marché le tiers ou la moitié des intermédiaires financiers, en particulier les plus petits.
En pratique, les gérants de fortune indépendants (GFI) sont désormais surveillés sur l’ensemble de leurs activités (et plus seulement au titre de la lutte contre le blanchiment comme c’était le cas dans le système d’autorégulation en place jusque-là). Leurs entreprises doivent également afficher davantage de substance, avec des fonctions clairement définies et séparées pour les collaborateurs, ainsi que davantage de capital. Un défi pour ce secteur essentiellement composé de PME, voire de très petites entreprises.
Les chiffres montrent un recul du nombre de GFI, qui devaient bénéficier d’une autorisation de la Finma pour exercer après le 1er janvier 2020 (tout comme les responsables de trust). Maintenant que tous les délais transitoires sont échus, la Finma a reçu 1699 demandes d’autorisation, selon les chiffres qu’elle nous a transmis. Le surveillant des marchés avait identifié 2589 sociétés qui auraient théoriquement eu besoin de ce sésame, et 2521 GFI et trustees lui avaient annoncé vouloir requérir une autorisation en 2020. Certains y ont finalement renoncé. A ce jour, 1314 GFI et 117 trustees ont reçu leur licence et sont supervisés par des organismes de surveillance (OS), qui ont reçu cette mission de la Finma. En partant du principe que toutes les demandes en cours seront validées, on s’aperçoit que le marché a perdu un gros tiers de ses acteurs.
En réponse à nos questions, la Finma affirme ne pas vouloir réduire le nombre d’intermédiaires financiers en Suisse, en particulier les gestionnaires de fortune comptant un petit nombre d’employés, et appliquer une approche neutre en la matière, ayant autorisé aussi bien des sociétés anonymes comptant plusieurs dizaines d’employés que des «one man shows». Certains acteurs n’ont pas réussi à remplir les conditions d’autorisation prévues par la loi et ont dû se transformer en conseillers en investissements, non soumis à autorisation, détaille encore la Finma.
Selon elle, l’objectif du nouveau cadre légal est atteint: la protection des investisseurs est renforcée, car les sociétés de gestion sont dorénavant mieux organisées, avec des processus de contrôles formalisés, tandis que l’autorisation Finma fournit un label de qualité.
Micro fermé, les GFI à qui nous avons parlé pour cet article ne sautent pas exactement de joie en évoquant leur nouveau régime. L’un d’eux nous a affirmé avoir changé de monde, et pas pour le meilleur, étant passé d’un environnement très peu régulé et basé sur le bon sens à un excès inverse de régulations et de directives. On sent aussi une certaine nostalgie de la liberté dont ils bénéficiaient sous l’ancien cadre, ayant l’impression d’être «revenus dans des organisations aussi structurées que les banques» qu’ils ont quittées, selon un autre interlocuteur.
Spécialistes du contact avec la clientèle, les GFI se montrent donc moins intéressés par les aspects administratifs. Beaucoup se plaignent qu’une proportion plus importante de leurs employés ne génère pas de revenus, étant spécialisés dans des tâches administratives (documenter les opérations et les processus de gestion, effectuer des contrôles ou encore gérer le risque).
Passées d’un contrôle annuel portant sur le blanchiment à deux audits par an, en matière prudentielle et financière, leurs entreprises doivent employer des spécialistes bien formés, capables de répondre aux questions très poussées qui leur sont posées. Avoir un responsable de la conformité (compliance) en interne est devenu une nécessité, estiment plusieurs professionnels.
Quid de la rentabilité, justement? «Une société peut certes se différencier en montrant qu’elle est mieux organisée, mais, de manière générale, les marges diminuent à cause des coûts supplémentaires liés à la technologie ou aux contacts plus fréquents avec les clients», résume un gérant. Quant au label de qualité apporté par la nouvelle surveillance, un GFI nous a répondu: «Je n’ai pas l’impression que cela ait changé grand-chose.»
Du côté des faîtières, on assure que la situation est sous contrôle. Directeur de l’ASG, une association professionnelle de GFI comptant 800 membres, Patrick Dorner ne s’attend pas à une consolidation: «Les gérants de fortune ont obtenu l’autorisation et investi pour cela. Ce n’est pas pour fusionner juste après.» Dans la majorité des cas, les coûts d’audit ont augmenté, mais ils restent généralement inférieurs à 10 000 francs, et de nombreuses entreprises pourront être auditées tous les deux ans à l’avenir. S’y ajoutent environ 4000 francs pour l’OS et la taxe annuelle de la Finma. «Si ces coûts sont supérieurs à l’ancien système, ils ne remettent pas en cause la pérennité des entreprises.»
Les gérants de fortune «se plaignent un peu de la bureaucratie et de la complexité» apportée par les nouvelles lois, mais leur typologie n’a pas évolué non plus, poursuit Patrick Dorner. «Les sociétés ne sont pas plus grandes ni plus petites, on compte toujours autant de très petites entreprises et les avoirs médians sont toujours proches de 100 millions de francs», précise-t-il. Après un arrêt des créations de nouvelles sociétés de gestion entre 2020 et 2024, «le temps de voir comment le nouveau régime se mettait en place», le directeur de l’ASG assure que de nouveaux acteurs se lancent dorénavant sur le marché et prévoit un retour de la croissance.
Reste qu’en ce début 2025, les intermédiaires financiers continuent à découvrir les subtilités des nouvelles lois. Le 22 novembre dernier, la Finma a ainsi publié une circulaire précisant les règles de comportements selon la LSFin et l’ordonnance qui lui est liée, sur la base de contrôles effectués dans des banques depuis janvier 2020. Cette circulaire est en vigueur depuis le 1er janvier.
«Les points principaux concernent le devoir d’information à l’égard du client, les conflits d’intérêts et l’adéquation du service et des produits financiers proposés au profil des clients [la suitability, en jargon financier]», relève Philipp Fischer, avocat chez Oberson Abels.
Selon lui, l’une des questions qui se posent, à l’heure actuelle, est la suivante: «La mise en œuvre de cette nouvelle circulaire entraîne-t-elle une obligation de contacter à nouveau certains clients, afin de recueillir des informations additionnelles de leur part, ou des ajustements, par exemple au niveau des processus internes ou de l’information qui est fournie aux clients, sont-ils suffisants?»
Cela dépendra notamment de la manière dont chaque banque a appliqué la LSFin et des positions qui seront prises par les auditeurs. «Des discussions sont en cours, pour savoir comment mettre en œuvre les attentes exprimées par la Finma dans sa circulaire», conclut l’avocat genevois.