Révélé en 2015 au Concours Tchaïkovski de Moscou, le pianiste français se produira pour la première fois mardi à la Salle de musique de La Chaux-de-Fonds. Sa démarche singulière lui a valu de conquérir un public d’aficionados en France et à l’étranger

Partager un bout de conversation avec Lucas Debargue, c’est entrer dans un volcan en fusion. On est saisi par l’incandescence de sa pensée et son aptitude à tout remettre en question – et sa propension à parler pendant plus de deux heures au téléphone. Anticonformiste, hypersensible, le pianiste français se bat contre les clichés de la musique classique. L’idée que ce soit une musique «relaxante, qui détend», avec une vague notion de «bien-être», le tend affreusement. En concert, il fait ressortir les fêlures et arrache des confessions intimes aux œuvres, non pas pour faire impression, mais parce qu’il vit celles-ci dans les tripes et par la pensée musicale qui l’anime.

Révélé au célèbre Concours Tchaïkovski de Moscou en 2015, où il a divisé les membres du jury mais conquis le public fasciné par ses interprétations si singulières, Lucas Debargue est un libre-penseur. En marge de son activité d’interprète, il se passionne pour mille choses, la littérature et la philosophie notamment. Il improvise, écrit ses propres pièces de musique et compose des programmes de concert originaux, comme pour son prochain récital, ce mardi 21 janvier à la Salle de musique de La Chaux-de-Fonds, où il mêlera des pièces de Fauré, Beethoven et Chopin.

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«Il faut emmener le public dans la projection de son imagination»

Le pianiste aux horizons larges – il a fait des études de lettres entre 17 et 20 ans – n’a jamais joué à la Salle de musique de La Chaux-de-Fonds. «J’ai hâte de découvrir cette salle car j’en ai beaucoup entendu parler à travers les enregistrements, dit-il. Dans l’interprétation, il y a une part énorme d’imagination. Il faut réussir à emmener le public dans la projection de son imagination. Je ne suis pas un esthète idéaliste qui se dit qu’il faut construire une espèce de cathédrale de sons, l’auditoire étant un spectateur de cette architecture sonore. En plus, j’ai très peu le côté audiophile: ce qui m’intéresse, c’est le côté assez brut du partage de la musique. Je n’alimente pas l’idée de s’asseoir et d’avoir une expérience gastronomique de l’écoute musicale. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect discursif et narratif, c’est-à-dire comment est-ce qu’on crée une accroche, un point de départ pour ensuite développer le son et emporter le public avec soi.»

Lucas Debargue se défie beaucoup de la notion de «référence» en matière d’interprétation: «Je pense que c’est une fausse notion et que c’est une impasse. Prenez les représentations de l’Annonciation dans la peinture italienne: on a besoin de toutes ces versions – et pas simplement de celles de Fra Angelico.» Même chose pour la musique. «Ce qui justifie une interprétation en concert, ce n’est pas de reproduire une énième fois la manière dont Maurizio Pollini avait de jouer Chopin ou celle dont Schnabel avait de jouer Beethoven. Pour moi une interprétation doit être une proposition. Si je joue tel passage à ce tempo-là parce que j’ai entendu telle version «de référence» ou parce que mon prof m’a dit de le faire, ou encore pour apporter une espèce de satisfaction à des personnes qui ont cette culture audiophile-là, ça n’a aucun rapport avec l’art. On bascule dans un côté presque esthétisant qui a le risque de confiner vers le décoratif.»

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Lucas Debargue dénonce aussi «les images d’Epinal qui collent aux compositeurs, à partir d’une photo ou d’un tableau, et d’un petit peu d’extrapolation romanesque». Il prend le cas de Chopin, dont on a tendance à «arrondir» les angles, souvent décrit comme «un aristocrate un peu souffreteux» alors que sa musique est «incroyablement irrégulière, escarpée, selon des procédés de modulation hors normes». Il se méfie de «l’espèce de construction culturelle autour des compositeurs» et de la transmission «dynastique» d’un élève à un autre, au fil des générations. «L’interprète a un devoir, me semble-t-il, de déconstruire un tas d’idées reçues qui font presque partie de notre ADN.»

Surprendre et dérouter l’auditoire

Il considère que se mettre à distance d’une œuvre pour être soi-disant plus scrupuleux ou fidèle à celle-ci n’a pas de sens. «Je me demande comment on peut oser jouer la Sonate Opus 111 de Beethoven si on ne se prend pas un peu pour Beethoven. Evidemment, on reste un humble serviteur de la musique, mais au moment où on se met au piano, il faut tenter le tout pour le tout. Même dans sa physique et sa dimension organique, cette musique réclame un investissement total de l’interprète.»

Passionnantes réflexions qui s’éternisent avec l’idée que ce n’est pas vraiment le piano qui l’intéresse, mais la musique, avec son contenu, ses ramifications intérieures. «Certains veulent entendre le son du piano. Pour moi, ce qui compte c’est justement d’arriver à transformer le son, à faire oublier les marteaux. » Il cite le cas du pianiste Vladimir Horowitz: «Il y a des sons surnaturels chez lui qui me fascinent, une étrangeté extrêmement addictive.» Mais Lucas Debargue ne cherche jamais à imiter ses sources d’inspiration: ce sont «des repères», dit-il, en restant fidèle à son éthique qui consiste à vivre de ses récitals et de ses concerts, en marge des modes d’interprétation, quitte à surprendre et à dérouter l’auditoire par des partis pris fondés sur son esprit de pianiste-compositeur.


Lucas Debargue en concert, Salle de musique, La Chaux-de-Fonds, mardi 21 janvier 2025 à 19h30.