Figure incontournable de la bande dessinée, l’autrice dessinatrice fait partie de celles qui réconfortent par un savant mélange d’intelligence, de sensibilité et d’enthousiasme combatif. D’ailleurs ses icônes sont toutes un peu guerrières
Parler avec Pénélope Bagieu, c’est prendre trois mille volts d’énergie revigorante, alors qu’elle évoque la colère qui embrase toujours plus sa pensée, tel un élan vital structurant: «Du matin au soir, je suis furax, annonce-t-elle joyeusement. Et comme je suis entourée de femmes furieuses, on ne se tire pas vraiment vers la tranquillité. Tant mieux. On n’a pas obtenu le droit de vote ou à l’avortement en demandant poliment, et si on veut que ça bouge, il faut s’énerver.» Au fil du temps, ses projets tracent d’ailleurs un sillon toujours plus engagé.
Présente aux dernières Assises européennes de lutte contre les violences faites aux femmes, dont elle a signé l’affiche, elle prépare notamment un livre avec l’écrivaine Lola Lafon. «C’est génial, on s’en doute, de bosser avec des femmes très brillantes et talentueuses», sourit-elle encore. A l’occasion de la réédition de l’une de ses premières BD – Joséphine. L’intégrale (Ed. Delcourt), et malgré un agenda crépitant, elle a pris le temps de parler de celles qui illuminent son ciel, façon astres en fusion.
«Je l’ai découverte en école d’art, et depuis, je n’arrête pas d’aimer apprendre des choses sur elle. Son œuvre est engagée, féministe, tout en restant accessible et populaire. Tout le monde adore les araignées de Louise Bourgeois, sans forcément savoir qu’il s’agit de quelque chose de très intime et de très sombre. J’aime aussi le fait qu’elle ait traversé toutes les époques de l’art, en commençant à un moment où il était compliqué pour une femme d’être artiste, et d’une manière assez tardive en termes d’âge. Car elle a fait une longue pause pour élever ses enfants, avant de réaliser un geste fort en transformant sa cuisine en atelier, après leur départ. Cela m’amuse qu’elle se soit dit: La bouffe pour les autres, c’est terminé!»
«La partie la plus intense de sa carrière s’est d’ailleurs plutôt déroulée sur la fin, en créant jusqu’à 98 ans. Avoir des modèles de femmes qui font des choses après 50 ans est toujours stimulant. Elles nous rappellent que le plus beau de la vie est devant. Dans l’art, c’est même une évidence: plus on vieillit, plus on se débarrasse de ce qui empêche de créer et de la peur du regard des autres. J’aime aussi toutes celles qui peignent sur le tard comme Alice Neel.»
«Dans un climat ambiant dur, la fantasy est ma bulle d’oxygène, et Robin Hobb, mon autrice préférée. Elle fait de la très bonne littérature, sans oublier, là encore, une existence incroyable. Elevée en Alaska, elle a vécu dans des endroits reculés où elle distribuait le courrier, tout en élevant trois enfants, avant de démarrer l’écriture à 40 ans. Elle en a désormais 72 ans et son œuvre continue de se bonifier. Elle se prénomme en réalité Margaret, mais à ses débuts, le milieu était si masculin qu’elle a choisi un nom d’homme. C’est la George Sand de la fantasy.»
«Dans sa saga, elle aborde des thèmes tels que le désir ou non d’enfants, les agressions sexuelles, la détermination à préférer l’aventure au rôle de femme au foyer, et l’on croise des personnages féminins riches, auxquels une femme peut croire. Je n’ai d’ailleurs plus que des autrices sur ma pile de livres à lire car depuis que les femmes ont plus de chances d’être publiées, elles offrent des propositions fortes et des points de vue novateurs. Je ne supporte plus les personnages féminins ultra-stéréotypés inventés par des hommes. Et puis il y a aussi tant de biographies de femmes passionnantes à rattraper.»
«Quant à Robin Hobb, c’est un excellent cheval de Troie pour convertir son entourage à la fantasy car dans ses premiers volumes, elle relate surtout des intrigues de cour et de la politique comme tout le monde adore. Mais petit à petit, hop, un ou deux dragons apparaissent. Je l’offre beaucoup.»
«Les femmes qui créent m’inspirent toujours, notamment parce que je les ai découvertes tard et que je suis persuadée que j’aurais grandi différemment en sachant qu’il en existait autant. Je trouve par exemple que la dessinatrice Bernadette Després, qui vient de mourir, n’a pas eu la reconnaissance qu’elle méritait, alors qu’elle a marqué une génération. Enfant, sa bande dessinée Tom Tom et Nana était ma religion. J’attendais chaque mois ses pages, que je faisais exprès de lire très lentement.»
«Je crois qu’elle a démarré cette bande dessinée par hasard, en 1977, parce qu’on lui avait demandé d’inventer des personnages et qu’elle s’était dit qu’il fallait parler à hauteur d’enfants. Tom Tom et Nana font plein de bêtises élaborées, ce qui est un régal à lire pour un enfant, et en même temps, tout se passe dans un cadre rassurant, avec une famille débordée mais aimante.»
«Plus tard, j’ai été en colère de constater qu’on ne la citait jamais parmi les maîtres de la bande dessinée. J’ai voté chaque année pour elle au Grand Prix d’Angoulême, qui récompense une œuvre avec un impact important. Mais elle ne l’obtiendra jamais de son vivant. Longtemps, les dessinatrices n’ont été tolérées que si elles allaient dans l’illustration jeunesse, jugée inoffensive. D’ailleurs tous les hommages rendus à Bernadette Després ont salué son trait naïf et enfantin. Jamais un homme n’hériterait de ces qualificatifs. Pour réussir à être aussi juste qu’elle, il faut en réalité une ligne claire très efficace. Bernadette Després était surtout une excellente dessinatrice.»
«J’ai pris des cours d’instruments toute ma vie, j’aime en jouer, même si j’en joue mal, je suis mariée à un musicien, et la musique représente la plus forte charge émotionnelle pour moi. Je pleure en musique. Je pense aussi que le milieu est cruel envers les femmes, peut-être même plus qu’en peinture, en cherchant à en faire des objets plutôt que des sujets. Mais Björk a su devenir une artiste totale, à qui on n’impose rien. C’est un génie de la musique. A 7 ans, elle savait déjà jouer de 14 instruments, avant de rejoindre un groupe de punk à l’adolescence, et de tout explorer, en faisant toujours des choix ultra-pointus.»
«Il m’arrive de passer des après-midi entières à réécouter des playlists de Björk quand je dessine, et tout me parait chaque fois en avance sur son temps. J’ai grandi dans les années 1990, époque où il n’y avait que des groupes de rock masculins, ce que je trouvais cool. J’étais alors persuadée que la musique était un truc de mecs. Et puis j’ai découvert Björk, et Courtney Love et Missy Elliott, des femmes capables de tout faire: parler de sexualité dans leurs chansons, revendiquer d’être des femmes, gagner de l’argent, en faire gagner à d’autres. Elles représentent ma première révélation coup de poing.»
«Cette marathonienne est mon idole, et ses mémoires sont une bible de réflexions féministes sur l’émancipation par le sport, un sujet que je trouve important. Peu sportive à la base, je me suis mise à courir il y a 10 ans, et c’est devenu une passion qui coche toutes les cases que j’aime: c’est solitaire, on ne vise pas la perfection mais la progression, tous les nœuds dans la tête se défont en courant. Je participe même à des marathons, en m’entraînant très dur. C’est une chose qui ne dépend ni de mon travail ni de mon couple, et que personne ne m’enlèvera. Et je reste survoltée par l’histoire de Kathrine Switzer. En 1967, elle s’est inscrite sous ses initiales au marathon de Boston qui était interdit aux femmes car on affirmait alors que les courses longues abîmaient leurs organes reproducteurs. Comme si c’était leur unique fonction.»
«Quand les médias découvrent Kathrine Switzer dans la course, il y a beaucoup d’agitation et l’un des organisateurs essaie même de la faire tomber. Effrayée, elle accélère, en finissant le marathon avec un super temps. Elle deviendra multi-marathonienne et journaliste sportive. En 1984, c’est elle qui commente la première course de marathoniennes aux JO de Los Angeles, en laissant entendre le stade à l’arrivée de la première femme. L’archive est bouleversante.»
«Un jour, j’aimerais faire un livre sur le sport car je pense que le monde serait différent si les femmes prenaient confiance en elles sportivement. La course m’a donné une assurance sur des choses qui ne sont pas du tout naturelles pour moi, et qui n’ont rien à voir avec la forme ou l’esthétique. Cela relève d’une découverte de sa propre puissance.»
Après des études à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs à Paris, puis au Central Saint Martins College of Art and Design à Londres, Pénélope Bagieu réalise un court métrage (Fini de rire), qui circule dans tous les festivals. Avant que sa carrière s’envole, de BD en BD: Cadavre exquis, Culottées, California dreamin’, Les Strates (dans laquelle elle raconte son expérience des agressions sexuelles). En 2019, elle est couronnée du prestigieux Prix Eisner. Et chante même une reprise de Just Can’t Get Enough sur le nouvel album de son compagnon, Waxx.