La présidente de Fairswiss élève 40 vaches et se bat contre la baisse continue du prix du lait. Le photographe Benoit Lange a capté pendant deux ans les instants d’une existence rude mais harmonieuse

Au domaine de la Goille, l’accueil est assuré par les bonjours sonores de Moustique et Gaspard, les ânes qu’Anne Chenevard est allée chercher au Refuge de Darwin, à Genève, il y a 10 ans de cela. La brume enveloppe les collines. «Dommage, vous auriez pu voir le Moléson et même les Dents du Midi», dit-elle. Nous sommes à 830 mètres d’altitude, dans une campagne bosselée, tout près de Corcelles-le-Jorat (VD). Des vaches sont couchées dans le pré. Anne en a 40, des tachetées rouge (croisement entre la Red Holstein et la Simmental). Elles sont ses amies, ses amours, sa bataille.

Anne Chenevard préside Faireswiss, une coopérative créée en 2019 qui lutte contre la baisse continue du prix du lait. Faireswiss milite pour un lait équitable, à hauteur de 1 franc le litre, «soit la marge juste minimum pour couvrir les frais des producteurs et leur permettre de vivre dignement». On y reviendra. On boit le café sous les toits, là où elle vit avec son fils Léni. Dans la maison mitoyenne habitent sa maman et, à l’étage supérieur, son frère, sa belle-sœur et ses deux nièces. Anne nous montre un livre. Sur la couverture, elle est appuyée à une fourche, ses nièces à ses côtés, au loin les champs et l’orée d’un bois. L’ouvrage s’appelle Le Choix de la terre. Photographies et textes de Benoit Lange, artiste humaniste valaisan qui a longtemps séjourné à Calcutta, en Ethiopie, au Burkina Faso.

Image tirée du livre «Le choix de la terre. Le parcours d'une paysanne: Anne Chenevard» — © Benoit Lange/Editions Favre
Image tirée du livre «Le choix de la terre. Le parcours d'une paysanne: Anne Chenevard» — © Benoit Lange/Editions Favre

Images en noir et blanc, paysages dépouillés

Anne raconte: «Nadia, notre vétérinaire, est venue un jour avec lui. C’est son compagnon. Il m’a demandé s’il pouvait prendre des photos tandis que Nadia soignait une vache. Il a aimé l’atmosphère, les lumières, mon travail. Il m’a demandé s’il pouvait revenir. J’ai appris qu’il s’appelait Benoit Lange et, hasard incroyable, j’avais utilisé l’une de ses photos – une mère indienne qui embrasse son bébé – pour le faire-part de naissance de mon fils.»

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Benoit est venu pendant deux ans. Il voulait faire une expo et puis un livre. L’album vient de paraître. D’une beauté saisissante. Images en noir et blanc, paysages dépouillés, au printemps ou sous la neige, ombres d’homme et d’enfants suivis par un cheval, les étables, le fourrage, les outils, Anne et une oie, Anne et sa fourche, Anne dans le coucher du soleil. Les vaches bien entendu, en gros plan ou qui semblent esquisser un pas de danse. Benoit Lange cite un poète: «Les vaches sont gentilles parce qu’elles mangent des fleurs.»

Image tirée du livre «Le choix de la terre. Le parcours d'une paysanne: Anne Chenevard» — © Benoit Lange/Editions Favre
Image tirée du livre «Le choix de la terre. Le parcours d'une paysanne: Anne Chenevard» — © Benoit Lange/Editions Favre

Anne Chenevard a grandi à la ferme, septième génération de Chenevard sur ces terres. Au XIXe siècle, Rosalie, une descendante, avait repris, comme elle, le domaine. Bien avant de succéder à son père, Anne a multiplié les formations et les métiers: un CFC d’horticulture, un travail auprès de personnes handicapées, un emploi d’aide-infirmière et un séjour au Pérou dans un orphelinat. «J’avais 24 ans, je voulais voir autre chose. J’avais repéré ce lieu, Los Gorriones, qui voulait dire «moineaux». J’y suis allée sans avoir de contact au préalable, j’ai frappé à leur porte et ils m’ont dit d’entrer. J’y ai travaillé pendant deux ans.»

Elle revient en Suisse et met au monde Léni, fruit d’un amour avec un Péruvien. Elle étudie pendant quatre ans les soins infirmiers puis décroche en accéléré un CFC d’agricultrice, «car la retraite approchait pour mes parents». Son frère, pressenti pour reprendre la ferme, a eu d’autres projets. Pas question pour Anne d’abandonner les 40 hectares et les vaches, en l’honneur notamment de son père décédé en 2021.

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«J’observe à l’hôpital des situations pires»

En 2017, elle s’investit dans le domaine tout en occupant un poste d’infirmière au service d’infectiologie du CHUV. Pour avoir un revenu complémentaire. «Mais aussi parce que j’aime le vivant dans sa globalité. Et puis cela permet de relativiser les choses. Le monde agricole a tendance à se considérer le plus à plaindre, j’observe à l’hôpital des situations pires.»

Image tirée du livre «Le choix de la terre. Le parcours d'une paysanne: Anne Chenevard» — © Benoit Lange/Editions Favre
Image tirée du livre «Le choix de la terre. Le parcours d'une paysanne: Anne Chenevard» — © Benoit Lange/Editions Favre

Reste qu’à la campagne, le quotidien n’est pas des plus joyeux. Quarante-quatre mille producteurs de lait en Suisse en 1996, 17 000 désormais. Elle évoque, entre autres, la grande distribution, qui engendre une chaîne de pauvreté en rétribuant le litre de lait à hauteur de 70 centimes, voire 60. Faireswiss a été fondée avec ce litre de lait sur lequel 1 franc revient à l’éleveur. «C’est maintenant une coopérative de 77 producteurs qui fête ses 5 ans. Nous avons vendu 6,7 millions de litres de lait équitable et rétribué 2,2 millions de francs à nos coopérateurs», précise-t-elle. Anne Chenevard salue surtout l’entrée du lait équitable dans 76 succursales Aldi. Manor, Aligro, les restaurants collectifs de la ville de Lausanne et du CHUV ont suivi. Sans compter bon nombre de petites épiceries. Elle juge pourtant qu’il y a encore beaucoup à faire: «Notre pays produit 3,5 milliards de litres de lait par an mais n’écoule que 1,7 million de litres de lait équitable.»

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Pour conserver son autonomie – elle nourrit son bétail avec son propre fourrage –, Anne Chenevard a beaucoup investi: nouvelle vaste étable, stabulation libre et machine à traire, véritable robot qui identifie et congédie d’un jet d’eau une vache qui se présenterait trop souvent. Plus besoin de se lever à 5h pour la traite. Le lever s’effectue aux alentours de 6h30. Et qu’on ne dise pas à l’éleveuse que ce robot la tiendrait éloignée de ses bêtes. «Bien au contraire, les vaches sont plus tranquilles, moins soucieuses. Elles sont sensibles à nos affects. Le robot, lui, est toujours de même humeur. Si l’animal est tendu, c’est que nous lui avons transmis notre stress», développe-t-elle. Anne dit vouloir redonner ses lettres de noblesse à la vache laitière. «Pour notre sécurité alimentaire, nous avons besoin de ruminants qui valorisent des territoires comme ici, à la topographie assez vallonnée, où il est difficile de cultiver autre chose que des herbages. Cela donne du lait, mais aussi de la viande pour nourrir le pays.» Elle montre à nouveau le livre de Benoit Lange: «C’est un témoignage pour notre projet militant, cela jette des ponts et déplace l’agriculture dans le champ artistique», dit-elle.

Profil

1981 Naissance à Moudon.

2006 Départ pour le Pérou.

2008 Naissance de son fils.

2017 Reprend la ferme.

2021 Décès de son père.

2024 «Le Choix de la terre» (Editions Favre).