OPINION. La gauche ne pourra «renverser la table» que si elle revient aux fondamentaux: emploi, formation, salaires, temps de travail, retraites. C’est le verdict du politologue et ancien conseiller national socialiste Jean-Claude Rennwald (JU). Il revient sur l’évolution similaire des démocrates américains et des socialistes d’Europe

Les démocrates étasuniens portent une part de responsabilité dans l’échec de Kamala Harris face à Donald Trump. Comme le font depuis relativement longtemps la majorité des partis socialistes (PS) européens, ils ont relégué les préoccupations des classes populaires à l’arrière-plan.

Pour des raisons tenant au contexte économique, à la structuration des classes sociales et à l’idéologie de certains dirigeants, nombre de PS européens ont versé dans le social-libéralisme, ne croyant plus guère à l’Etat social et aux politiques de redistribution. En Europe, Tony Blair, Gerhard Schröder, Matteo Renzi et François Hollande ont été les principales figures de ce courant. Ils ont privilégié les intérêts de la classe moyenne salariée, moins matériels que ceux des catégories populaires. En France, François Hollande n’a pratiquement pris aucune mesure en faveur des travailleuses et des travailleurs. Les PS espagnol, portugais et suisse, dans une certaine mesure, sont parmi les rares qui échappent à cette évolution.

Selon les sondages à la sortie des urnes, la majorité des ménages à faible revenu ont voté pour Donald Trump

Les Etats-Unis ont connu un processus semblable, qui a démarré avant la récente élection présidentielle – en particulier avec la campagne d’Hillary Clinton, en 2016 – le Parti démocrate s’appuyant de plus en plus sur un système élitaire et les milieux financiers. «Aux élections de novembre, a déclaré l’essayiste Thomas Frank à Libération (23 novembre 2024), le Parti démocrate a bel et bien perdu la classe ouvrière.»

Selon les sondages effectués à la sortie des urnes, la majorité des ménages à faible revenu ont voté pour Donald Trump, alors que ceux qui gagnent plus de 100 000 dollars par année ont choisi Kamala Harris. Les démocrates n’ont pas apporté des réponses suffisantes à des problèmes concrets, comme l’inflation.

Brillant analyste, Thomas Frank ajoute que Kamala Harris n’a pas su s’emparer de certaines politiques de Biden qui auraient pu être utiles pour s’assurer le vote ouvrier: défense des syndicats ou lois antitrusts. Figure marquante de l’écosocialisme, la Canadienne Naomi Klein a expliqué au Courrier (18 novembre 2024) que «la gauche étasunienne n’a pas créé un mouvement capable d’attirer les travailleurs, ce qu’a réussi la campagne de Donald Trump».

Même s’il y a des différences entre pays, ce qui s’est passé aux Etats-Unis ressemble à ce qui se produit en Europe. Les partis nationaux-populistes, le Rassemblement national (RN) en France ou l’Union démocratique du centre en Suisse, sans parler des néofascistes en Italie, ont désormais une forte implantation populaire.

Dans le même temps, nombre de PS européens séduisent surtout les bobos, ce qui a inspiré ce passage au romancier Aurélien Bellanger dans Les Derniers Jours du Parti socialiste (Seuil, 2024) : «Le PS veut plaire aux classes libérales hors sol des centres-villes marquées par le féminisme et les luttes LGBT.» Bien avant, le laboratoire Terra Nova avait proposé en 2011 de former un bloc composé des femmes, des jeunes, des diplômés des minorités et des quartiers populaires, pour permettre aux sociaux-démocrates de compenser la perte de leur électorat ouvrier.

Le résultat ne s’est pas fait attendre: en dix ans, le nombre de pays européens dirigés par la gauche ou le centre gauche a été divisé par deux. La gauche ne pourra «renverser la table» que si elle revient à ses fondamentaux: emploi, formation, salaires, temps de travail, retraites de qualité, redistribution des richesses via une imposition plus élevée des très hauts revenus et des grandes fortunes.

Les aspirations des travailleuses et des travailleurs sont d’abord sociales

Aux Etats-Unis, le Parti démocrate mettra du temps à effacer son échec. Dans un premier temps, le salut pourrait venir du mouvement syndical. Même si les travailleuses et les travailleurs organisés ne représentent que 10% de la population active, les syndicats ont récemment obtenu de très beaux succès, comme le montre un dossier du Monde diplomatique de novembre 2024. Début octobre, 45 000 dockers ont cessé le travail dans une quarantaine de ports. L’accord conclu avec le patronat prévoit une revalorisation des salaires de 62% sur six ans. Depuis le 13 septembre, quelque 33 000 ouvriers en grève paralysaient plusieurs usines du fabricant d’avions Boeing. Résultat des courses: 38% d’augmentation sur quatre ans. Enfin, une grève historique s’est déroulée chez plusieurs constructeurs automobiles, dont General Motors, et s’est conclue par des résultats spectaculaires: revalorisation salariale de 25% sur quatre ans, augmentation des pensions de retraite, mesures interdisant aux entreprises d’embaucher de nouvelles recrues à un salaire moins élevé que celui des employés plus anciens.

Ces conquêtes ne changeront pas les rapports de force politiques dans l’immédiat, mais elles pourraient faire comprendre aux ténors démocrates que les aspirations des travailleuses et des travailleurs sont d’abord sociales.