Cinquante ans après sa parution originale, le roman autobiographique d’Alison Mills Newman déploie une verve brute, à la façon d’un journal spontané, au phrasé proche du jazz

«Là je suis crevée à force d’être heureuse, donc je risque de pas bien raconter les choses.» Ainsi s’exprime Alison Mills Newman, 21 ans à l’époque où elle écrit Francisco – sauf son respect, on peut affirmer qu’elle a tort. Elle raconte si bien que son livre, publié une première fois en 1974, épuisé pendant plusieurs décennies, vient d’être réédité puis publié aux Editions Zoé dans une traduction de Serge Chauvin.

«Les choses» qu’elle mentionne sont les conséquences d’un événement fondateur d’où jaillit le bonheur qui abreuve ce court roman autofictif: la rencontre, au début des années 1970 entre Alison Mills Newman, actrice, première adolescente noire à avoir obtenu un rôle dans une série télévisée, et son futur mari, le cinéaste Francisco Toscono Newman (1945-2003), «trop craquant avec sa flamboyante moustache de conquistador». Il travaille avec peu de moyens et tourne essentiellement avec des acteurs noirs. Elle vient de claquer la porte sur sa carrière hollywoodienne, dégoûtée par les propositions indécentes des «vieux producteurs chauves et gras et grisonnants». Elle refuse qu’on lui impose de porter des perruques lisses pour coller aux standards de beauté d’une société blanche qui la rejette – plutôt que de brader son âme, elle préfère renoncer à la célébrité. Ils sont faits l’un pour l’autre.

Lire aussi: «Les Terres indomptées», de Lauren Groff: la conquête du Nouveau-Monde à hauteur de femme

Maya Angelou et Mohamed Ali

Francisco dépasse largement la chronique d’une relation qui durera «jusqu’à ce que la mort [les] sépare» – ce sont les derniers mots du livre. Alison et Francisco sont proches du Black Arts Movement, fréquentent les intellectuels californiens, débattent constamment d’art et de politique et ne jurent que par «la créativité, qui inspire l’âme de l’homme, qui illumine l’esprit de l’homme et l’ouvre aux bienfaits d’une vie positive et vivante».

Elle a fait ses classes avec Maya Angelou, rencontrée Mohamed Ali, elle est montée sur scène avec Ornette Coleman. Il dort sous un drapeau panafricain, a interviewé Angela Davis en prison, rêve de changer le monde. Quand ils rencontrent leurs amis – et cela leur arrive souvent – les discussions tournent autour «d’Angela, des blancs qui sont les rois du plagiat, du pillage de [leur] culture» et des hommes noirs qui préfèrent les femmes à peau claire.

Le phrasé du jazz

Alison Mills Newman n’hésite pas à exprimer ses opinions – on lui reproche souvent sa «grande gueule». Francisco aussi est taillé dans cette verve brute. A la manière d’un journal spontané, les paragraphes fusent, emmenés par son franc-parler. Difficile de ne pas comparer son écriture alerte, sans majuscules et peu de ponctuation, au phrasé rythmique du jazz. Alison Mills Newman use de digressions, de syncopes et d’improvisations jusque dans les portraits de ses contemporains – artistes défoncés et actrices surcotées qui croisent sa route avec leurs cheveux «défrisés lissés plaqués gominés», leurs pantalons en velours côtelé et leurs chaussures à plateforme: la Californie seventies et arty vue par une femme issue de la classe moyenne afro-américaine, habitée par la cause de son peuple et galvanisée par une passion charnelle.

Cinquante ans plus tard, coup de théâtre: dans la postface à la réédition de Francisco, Alison Mills Newman prend ses distances avec «le langage très cru et la vie de fornication» qui furent autrefois les siens, avant sa conversion évangéliste. Ces trois pages de repentir donnent au texte une pertinence supplémentaire, comme le vestige d’une Amérique où le culte de la liberté a laissé place à celui de Dieu.

Lire aussi: «Le Fantôme de Truman Capote», la traque d’un auteur obsédé par son manuscrit

Récit. Alison Mills Newman, Francisco, traduit par Serge Chauvin, Ed Zoé, 155 pages