ARTICLE AUDIO. Cette semaine, on décrypte avec des concernées les chiffres d’une large enquête montrant que les femmes déclarent désormais plus de rapports homosexuels que les hommes

Quand Sol, une libraire de 34 ans, a mis un mot sur sa bisexualité, c’était comme si «un nouvel horizon» s’ouvrait devant elle. Elle a alors 26 ans et fait du roller derby, un sport de contact sur patins à roulettes. Dans l’équipe féminine qu’elle a intégrée, beaucoup de femmes sont ouvertement lesbiennes ou bisexuelles. Sol embrasse une de ses coéquipières à une soirée. «J’avais déjà roulé des pelles à des copines à l’adolescence, mais je n’avais pas mis de mot sur mon attirance, car je n’avais pas de personnes dans mon entourage auxquelles m’identifier. J’ai aussi longtemps pensé que mes crushs sur des femmes étaient de l’ordre du fantasme. Ce soir-là, j’ai compris que j’étais bi et que ce n’était pas qu’un fantasme. J’ai eu l’impression d’être arrivée au bon endroit dans ma façon de me définir», raconte-t-elle.

Ecoutez cet article, lu par notre journaliste Anne Wyrsch:

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A l’époque, elle est en couple avec un homme, dont elle se sépare pour réfléchir à ses désirs et les explorer. Puis, elle vit une histoire d’amour avec une femme. Elle décrit ses émotions d’alors: «Ça a été une révélation de constater que je pouvais tomber amoureuse d’une femme et sortir des schémas hétérosexuels dans lesquels j’avais été jusque-là. Le monde était donc plus vaste que je ne le pensais.» Son identité bisexuelle lui fait aussi repenser sa manière de voir sa sexualité. «Le fait d’avoir eu des relations sexuelles avec une femme a fait que j’ai déconstruit le schéma préliminaires-pénétration-orgasme. J’ai réalisé que les choses pouvaient se faire différemment et que ma sexualité hétéronormée n’avait pas été très plaisante.»

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38% des 18-29 ans ne se définissent pas hétérosexuelles

Alice*, prof de français de 31 ans, a un parcours similaire. A 24 ans, elle sort pour la première fois avec une femme, qui est une joueuse de son équipe de foot. «Je venais de rompre avec mon copain et je suis allée à une soirée en me disant que je voulais trouver quelqu’un. Il y avait beaucoup de copines du foot et, en dansant avec l’une d’elles, je me suis dit: «Ah, mais en fait, c’est elle, avec qui j’ai envie d’être ce soir. On s’est embrassées et on est rentrées ensemble. J’ai été en couple pendant un an et demi avec elle», retrace-t-elle.

Pour Alice aussi, la sexualité entre femmes a bousculé ses représentations. Elle précise: «Avec un garçon, j’avais tendance à me sentir comme une sorte de petite chose. Là, j’avais l’impression d’être sur un pied d’égalité car les rôles étaient moins prédéfinis. Je ne savais pas comment on faisait, et donc on devait trouver ensemble ce qu’on voulait faire. Ça laissait plus de place à la créativité.»

Les témoignages d’Alice et de Sol illustrent une réalité statistique documentée dans l’enquête de l’Inserm «Contexte des sexualités en France» (CSF), la plus vaste recherche depuis près de vingt ans sur les pratiques sexuelles des Français. Selon les premiers résultats de cette enquête parus à l’automne dernier, les relations sexuelles avec un ou une partenaire du même sexe ont augmenté au cours du temps, en particulier pour les femmes. En 2023, 8,4% des femmes et 7,5% des hommes disent avoir eu au moins un ou une partenaire du même sexe. Chez les 18-29 ans, les chiffres sont plus élevés et, pour la première fois, les femmes déclarent plus de rapports homosexuels que les hommes (14,8% des jeunes femmes déclarent avoir eu au moins une partenaire du même sexe, contre 9,3% pour les hommes).

Au global, plus d’une femme sur cinq (22,6%) n’est pas strictement hétérosexuelle, en ce qu’elle rapporte une attirance, des pratiques ou une identité qui ne le sont pas. Chez les femmes de 18-29 ans, ce chiffre monte à 37,6%. Une des interprétations données est que les femmes, en particulier celles des jeunes générations, sont plus nombreuses aujourd’hui à remettre en question l’hétérosexualité, un phénomène moins marqué chez les hommes. «Il y a pour elles plus à gagner à s’orienter vers d’autres possibles sexuels en raison notamment des inégalités et des violences persistantes au sein du couple hétérosexuel», suggère l’étude.

Des pratiques qui ne sont plus mises sous le tapis

Elodie Font, journaliste et autrice qui a enquêté sur les sexualités entre femmes pour son essai A nos désirs. Dans l’intimité des lesbiennes (Ed. La Déferlante, 2024), a été frappée par l’ampleur de ces nouvelles statistiques. «Je ne suis pas étonnée qu’il y ait énormément de femmes qui puissent ressentir une attirance pour d’autres femmes, mais je suis étonnée qu’elles le disent autant. Cela montre que la possibilité de le dire et de le vivre est probablement plus grande. Quand plus de 35% des femmes d’une tranche d’âge se pensent non strictement hétérosexuelles, c’est que nous sommes beaucoup plus nombreuses qu’on voudrait nous le faire croire», commente-t-elle.

Elodie Font y voit elle aussi une remise en question du modèle traditionnel hétérosexuel. «Dans les témoignages que j’ai moi-même recueillis, j’ai retrouvé cette capacité à penser le couple et la sexualité autrement, cette envie d’une plus grande liberté vis-à-vis des diktats, en particulier chez les femmes entre 20 et 30 ans.» Selon elle, il y aurait aussi un mouvement qui consisterait à nommer et à légitimer des pratiques auparavant invisibilisées. «Plein de femmes ont vécu des baisers ou des aventures d’un soir avec d’autres femmes en les mettant sous le tapis et en se disant que ce n’était «rien». La grande différence est peut-être que l’on tient aujourd’hui compte de cette attirance.»

Ayla, serveuse de 19 ans, s’est d’abord revendiquée lesbienne et se dit aujourd’hui bisexuelle. «J’avais embrassé mes meilleures copines en primaire, mais je pensais que c’était une façon de m’entraîner pour plus tard avec un garçon. Et puis finalement, à 15 ans, en discutant avec une amie, on s’est dit que sortir avec une fille pourrait être une option pour nous. Au lycée, je me disais que je n’avais qu’une envie: être avec une fille», dit-elle.

Ayla vit sa première fois avec une jeune femme de son internat à l’âge de 17 ans. On lui avait souvent décrit des premiers rapports hétérosexuels douloureux et peu satisfaisants; c’est tout l’inverse qu’elle a expérimenté, auprès d’une partenaire attentive au consentement et à son plaisir. Plus tard, Ayla est tombée amoureuse d’un garçon, avec qui elle sort actuellement.

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Sentiment d’appartenance

Caro, une communicante de 34 ans, a fait le cheminement inverse. Après avoir été en relation pendant plusieurs années avec un homme, elle est en couple avec une femme et se définit aujourd’hui en tant que lesbienne. «Je me rends compte que je n’ai plus de désir pour les hommes cisgenres, ni pour la sexualité avec eux. En découvrant ma sexualité lesbienne, c’était la première fois que j’écoutais autant le corps de la personne avec qui je faisais l’amour parce que je ne savais pas ce que je faisais, n’ayant pas eu de modèles. J’ai eu l’impression d’être lancée dans un grand terrain de jeux.»

La jeune femme mesure les changements opérés dans les représentations depuis sa préadolescence. «A 12 ans, j’avais déjà embrassé des filles et une copine s’était moquée de moi. J’avais intégré que ce n’était pas normal dans le regard des autres, comme s’il était honteux de ressentir ce genre de désir. Aujourd’hui, je ressens un sentiment d’appartenance et quelque chose de très joyeux à me dire lesbienne.»


Pour aller plus loin

Le recueil collectif «Gouines». Coordonné par les journalistes Marie Kirschen et Maëlle Le Corre, avec les autrices, artistes et activistes Amandine Agić, Meryem Alqamar, No Anger, Marcia Burnier, Noémie Grunenwald, Erika Nomeni (Ed. Points, 2024). Dans ce livre, celles-ci évoquent, à travers des textes littéraires, poétiques et personnels, des thématiques telles que la contrainte à l’hétérosexualité, le fait de «devenir» lesbienne ou d’être born this way [née ainsi], ou encore ce que l’amitié avec ses exs raconte du rapport des lesbiennes à la norme conjugale. «En revendiquant le terme [«gouine»], nous lui enlevons sa violence, le poids de la honte et nous l’emplissons de fierté», écrivent-elles.

Le podcast «Plus de relations lesbiennes». Dans la série Dernières nouvelles du sexe: 20 ans d’évolution des sexualités, dans l’émission Les Pieds sur Terre sur France Culture. La journaliste Elodie Font y donne à entendre trois témoignages de femmes lesbiennes pour illustrer les chiffres de l’enquête CSF.

* Prénom d’emprunt