La déclaration de la loi martiale par le président Yoon le 3 décembre, puis la destitution de ce dernier à la suite de la mobilisation populaire massive ont mis en lumière les failles profondes du système politique sud-coréen. Elles sont loin d’être comblées

Un mois après la déclaration de la loi martiale par le président conservateur, Yoon Suk-yeol, la crise politique se prolonge en Corée du Sud. La mobilisation massive d’une population attachée aux valeurs démocratiques a abouti à la destitution du dirigeant, en attente de la validation de la Cour constitutionnelle. Cette crise profonde illustre les dérives d’une culture politique polarisée et marquée par un déséquilibre des pouvoirs, avec un président trop puissant.

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«Au cours des derniers cycles politiques, la revanche contre les adversaires est devenue une caractéristique majeure de la politique sud-coréenne, analysent Sun Ryung-park et Yves Tiberghien, de l’Université de Colombie-Britannique. Ce phénomène, combiné avec le mécontentement qui a suivi la pandémie de Covid-19 et à l’augmentation des inégalités, a rendu la polarisation politique particulièrement toxique. Chaque camp est enfermé dans une bulle sur les réseaux sociaux et considère l’autre comme une menace existentielle.»

La société est traversée par des conflits intergénérationnels, entre hommes et femmes, entre pauvres et riches, mais aussi entre origines régionales. Lors de la présidentielle de 2022, M. Yoon l’a emporté au terme d’une campagne particulièrement délétère, en profitant du soutien des jeunes hommes en colère face à la montée du féminisme et d’un rejet des politiques économiques de son prédécesseur, le progressiste Moon Jae-in (2017-2022). La gauche est plus que jamais accusée de complicité avec la Corée du Nord; c’est l’argument utilisé par M. Yoon pour justifier la loi martiale. La droite se voit reprocher une certaine bienveillance envers des dictatures passées et des positionnements révisionnistes sur la colonisation japonaise (1910-1945).

«Rois de fait»

«Avec une présidentielle à un tour, le vainqueur prend tout, ce qui accentue la bipolarisation, observe Kim Dong-yeon, gouverneur démocrate de la province de Gyeonggi. Notre pays élit pour un mandat unique des présidents qui sont des rois de fait, car leurs pouvoirs sont importants. Puis le roi est tué (politiquement parlant) et un nouveau est élu cinq ans plus tard», ajoute Jeong Nam-ku, rédacteur en chef du quotidien de centre gauche Hankyoreh. Visés par des enquêtes commandées par leurs successeurs, la plupart finissent en prison.

Cette atmosphère pousse certains à exploiter les failles des législations sécuritaires pour faire taire les oppositions. Ainsi de la loi de sécurité nationale promulguée en 1948 pour lutter contre les soutiens ou collaborateurs des «organisations ennemies de l’Etat», en l’occurrence les partisans de la Corée du Nord et du communisme. Le camp conservateur n’hésite guère à l’invoquer. En 2014, Lee Seok-ki, député du Parti progressiste unifié (PPU), petite formation d’extrême gauche, avait été condamné à 12 ans de prison pour «trahison».

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Fragilisé politiquement par une popularité en berne et des scandales impliquant son épouse, Yoon Suk-yeol a eu recours à la loi martiale adoptée en 1949 et assouplie en 1981. Elle peut être décidée «face à une nécessité militaire ou pour maintenir la sécurité et l’ordre public par la mobilisation de l’armée, en cas de guerre, de conflit armé ou de situation d’urgence nationale», selon l’article 77 de la Constitution. Or les textes qui l’encadrent comportent des failles, non comblées au moment de la révision de la Constitution en 1987. Le président doit informer l’Assemblée nationale de la loi martiale mais n’a pas besoin de son accord.

Dans le même temps, l’armistice de 1953 n’a fait que suspendre les combats avec la Corée du Nord. La Corée du Sud est toujours de ce fait juridiquement en guerre avec le Nord. «Une administration en difficulté peut facilement invoquer un incident avec le Nord pour justifier des mesures d’exception», relève Kim Min-seok, député démocrate.

Réformes indispensables

Certains voient dans la crise en cours, conjuguée à une perte de confiance dans la politique, passée de 45% en 2018 à 20% en 2024, une chance d’engager des réformes devenues indispensables. Jeong Nam-ku préconise «d’effacer de nos esprits le concept de «roi sage» et de modifier la Constitution pour établir des limites claires entre les trois pouvoirs». La priorité devrait être ainsi de mieux encadrer le parquet, trop puissant et trop soumis à l’administration Yoon, lui-même ancien procureur, tout comme la police l’était au dictateur Syngman Rhee (1948-1960) et l’armée à ses successeurs, Park Chung-hee (1962-1979) et Chun Doo-hwan (1980-1988).

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La Commission parlementaire sur la vérité de la répression de Gwangju – drame de 1980 ayant vu l’armée réprimer un mouvement favorable à la démocratie dans cette ville du sud-ouest – a remis un rapport en juin à l’Assemblée nationale, appelant à durcir les conditions de la déclaration de loi martiale en modifiant des textes sur la mobilisation de l’armée et de la police. Son président, Song Sun-tae, plaide pour un système bicaméral et pour une réduction des pouvoirs du président, «qui ne devrait s’occuper que de sécurité et de diplomatie», au profit d’un parlement «chargé des affaires intérieures».

Ces débats ont toutefois peu de chances d’être lancés car «le compromis et le respect mutuel, essentiels au fonctionnement de la démocratie, ont quasiment disparu de la politique», déplorent Mme Sun et M. Tiberghien.

Si la destitution de M. Yoon est confirmée, une élection présidentielle sera organisée. Lee Jae-myung, président du Parti démocrate (opposition), part favori pour ce scrutin. Or, comme M. Yoon, il traîne une réputation d’autoritarisme et est entouré de courtisans prêts à tout pour ses faveurs. «Le cercle vicieux des représailles ne s’apaisera pas. Le clivage va s’approfondir entre la gauche et la droite, dans la politique comme dans la société», prédit Chung Min Lee, de la Fondation Carnegie pour la paix internationale.