Et hop! Voici le 30e épisode de cette chronique qui décrypte les objets familiers des années 2020. Aujourd’hui, les confidences d’un style de tatouage qu’on voit de plus en plus: les motifs volontairement maladroits, naïfs, voire bricolés entre potes et entre deux bières

«L’écriture est un linge frais tendu sur un fil d’encre»
Christian Bobin, «Le Murmure», 2024

Je ne devrais pas exister. Parce que je suis un truc complètement contradictoire. Absurde. Illogique. Je ne devrais pas exister, dis-je. Et c’est ma raison d’être.

Je suis un style de tatouage comme on en voit de plus en plus souvent. Même si je suis encore marginal. Je suis aux antipodes de ces tatouages spectaculaires qui ont fleuri ces trente dernières années, je n’ai rien à voir avec ces dessins maoris ou ces motifs ethniques qui ensauvagent leurs propriétaires ou qui leur donnent des airs de rebelles – façon Nicolas Feuz, procureur neuchâtelois et écrivain de talent, posant torse nu dans L’illustré. Je n’ai rien à voir non plus avec ces tatouages immenses et souvent rock, qui recouvrent tout un dos ou tout un bras, que leurs propriétaires exhibent comme des trophées ou des BD autobiographiques.

Moi, mes motifs sont petits, souvent anodins: une salière, une mouche, une épingle de nourrice, un détail aléatoire, deux mots qui semblent avoir été mariés par hasard, une canette, l’affection d’un chien.

Je suis tracé d’une façon volontairement maladroite, mal fichue, je me donne des airs sinon bâclés, en tout cas bricolés. Je tiens de ces gribouillis qu’on trace, l’esprit absent, quand on téléphone ou durant une réunion de travail ennuyeuse. J’ai l’air d’être né d’une main malhabile, et pas d’un artiste tatoueur. Je ressemble à une décalcomanie. Ou à ces tatouages fragiles que vous vous faisiez enfants, avec votre salive et les emballages des chewing-gums Malabar.

Les personnes qui m’adoptent feignent de me placer au hasard, sur la trame de leur peau – contrairement aux tatouages plus léchés qui, eux, magnifient la courbe d’un muscle ou le creux d’une nuque. Moi, le tatouage bricolé, je suis souvent posé de traviole, en déséquilibre sur l’arête du tibia ou sur la crête d’un bourrelet. Je ne transforme pas la peau en tableau de maître. Au contraire: quand je figure en nombre sur une jambe ou un torse, je les fais ressembler à un frigo avec des vieux stickers aimantés qu’on a oublié de réaligner. Je feins d’être naïf. Et c’est ma ruse. Mon dessin semble sans dessein.

Vous connaissez l'humoriste français Fary? Il joue un sketch assez drôle, que vous trouverez facilement sur YouTube, où il se moque de ce que je déteste: les significations pompeuses qu’on attribue aux tatouages que tout le monde se fait pour se sentir unique. Moi aussi, je suis aux antipodes de cette mythologie. Souvent, je suis exécuté à la main, et pas à la machine. Je suis tracé point par point (on parle de technique «hand poke»). Ce qui accentue l’aspect tremblé de mon trait. Mes adeptes se méfient des interprétations grandiloquentes. J’en ai quand même trouvé un, il évolue dans la scène du skate et du hip-hop. On l’écoute? «Mes tatouages, je me les suis faits moi-même, en soirée, entre amis. Ce n’était même pas prévu. Quelqu’un sort un Bic, on se fait en dessin à l’envers face au miroir, puis on passe dessus avec de l’encre et une aiguille bien stérilisée. Et voilà. Les tatouages tribaux ou spectaculaires? Je trouve ça ultra-ringard. Pour un homme, cela me semble lié à une forme de virilité très classique. Voire, parfois, de l’appropriation.» Pas mal, non?

Maintenant, levez les yeux. Regardez autour de vous. Votre univers esthétique à vous, humains de 2024, ressemble de plus en plus à celui, lisse et figé, que génère l’IA. Moi, le tatouage bricolé bâclé, je dis le contraire. Je suis indélébile, mais mon graphisme fait croire que je suis éphémère. Je suis de l’espèce des polaroïds et des mots qu’on trace sur le sable – plutôt que de la race hégémonique des photos JPEG et des graffitis narcissiques qui résistent au Kärcher.

Moi, le tatouage bricolé, je suis la tentative, chevrotante, de dire la fugacité de tout. Je dis la beauté sans le triomphe. Je suis trivial et sublime comme la grâce qui disparaît quand tu clignes des yeux. Je réfléchis ton irréflexion. Je signifie le tremblement de l’instant. C’est ma poésie. Je suis le signe indélébile de ton effacement.