Sorti en 2000, le jeu vidéo et ses avatars au diamant vert ont marqué toute une génération. Alors que ce simulateur de vie fête son quart de siècle, avec une adaptation au cinéma en préparation, retour sur un phénomène à l’épatante longévité
Vous venez d’emménager dans le quartier. Une voisine se présente à la porte et après deux blagues et un ragot, la voilà qui débarque dans votre salon, se pose tout naturellement devant la télévision. Faut-il la chatouiller, lui offrir une rose? Faites le mauvais choix et elle déguerpira aussitôt… Pas de doute, nous sommes bien dans le monde des Sims. Ces citoyens à la socialisation déroutante et à la gesticulation intempestive, qui se promènent avec un diamant au-dessus de la tête – couleur vert fluo s’ils sont satisfaits. Pour qu’ils le restent, à vous de vous assurer qu’ils dorment, se lavent, mangent, s’instruisent, draguent…
Voilà un quart de siècle qu’on les surveille: en février, les Sims fêteront leur 25e anniversaire – et un tour de force: avec 200 millions d’exemplaires écoulés, le jeu pour PC, adapté depuis sur Mac et pour les principales consoles, est l’un des plus vendus au monde. Et le phénomène ne semble pas désenfler: en mai dernier, Les Sims 4 atteignait les 85 millions d’utilisateurs pour 2,4 milliards d’heures de jeu. Au point d’attiser les appétits d’Hollywood: un film tiré de l’univers des Sims est actuellement en développement, coproduit par LuckyChap, la société de l’actrice Margot Robbie à qui on doit le phénomène Barbie.
Pas étonnant après l’engouement suscité par de récentes adaptations de jeux vidéo à l’écran – The Last of Us, Mario et bientôt Minecraft. Si aucune date de sortie n’a encore été évoquée, les ambitions sont claires: «un impact similaire à celui du film Barbie», confiait au magazine Variety Kate Gorman, la responsable d’Electronic Arts, l’éditeur du jeu.
De quoi attiser la nostalgie d’une génération qui a grandi avec Les Sims. Et qui n’a pas oublié le souffle ronronnant de l’ordinateur familial lorsque, après des heures passées au clavier, le CD-ROM commençait à chauffer. Car rappelons-le, c’est un autre monde qui a vu naître Les Sims avec les premières lueurs du millénaire. Celui du Nokia 3310, d’Eminem et de Lorie, du Concorde et des pantalons taille basse motif camouflage.
Alors que la PlayStation 2 s’apprête à éclipser la Gameboy, le jeu vidéo connaît un nouvel âge d’or. On s’arrache les jeux d’action, de combat ou les aventures de Zelda, les ados pistant leurs ennemis dans des mondes fantastiques ou médiévaux. On est loin du quotidien d’un foyer de banlieue. D’ailleurs, quand Will Wright, le concepteur des Sims, présente son idée, il est loin d’épater la galerie…
L’idée des Sims est d’abord celle d’une ville. En 1989, Will Wright, qui a étudié l’informatique mais aussi l’architecture, lance SimCity: un jeu dans lequel on fonde et développe sa propre cité – des routes jusqu’au traitement des déchets. Avec sa société Maxis, Will Wright déclinera la série, de SimEarth (axée sur le développement d’une planète) à SimAnt (centrée sur la vie d’une colonie de fourmis). Une expérience toute personnelle viendra alimenter la suite: en 1991, d’énormes incendies ravagent Oakland, et sa maison avec – il doit ainsi tout reconstruire. L’idée naît alors de passer de la grande à la petite échelle, de la métropole au quartier – et à ceux qui y vivent. La vie domestique comme extension du projet architectural.
«Dans les années 1990, on était sur quelque chose d’assez différent, assez macho. La princesse Peach sauvée par Mario, Lara Croft et ses seins triangulaires, les «caméras» placées derrière les fesses, énumère Héloïse Linossier, journaliste au sein du média spécialisé Origami. Quand Will Wright arrive avec son projet, on lui dit grosso modo: «Quoi, tu veux faire une maison de poupées?»
Electronic Arts (EA), qui a racheté Maxis en 1997, n’est pas confiant malgré les précédents succès de Wright. Tout se joue en 1999 au moment de l’E3, grand-messe du jeu vidéo à Los Angeles où les développeurs dévoilent leurs projets en cours. «EA lance un ultimatum à Maxis: l’aventure continue s’ils obtiennent assez de retours positifs», poursuit Héloïse Linossier. Pour présenter le jeu, Wright et son équipe préparent un scénario mettant en scène un mariage entre Sims. «La légende raconte qu’un post-it avait été déposé sur le bureau des développeurs, exigeant qu’ils rendent impossible, dans leur code, les relations homosexuelles. Mais le post-it s’est égaré, plus ou moins volontairement. Le jour J, dans l’arrière-plan du mariage, on verra deux Sims, deux femmes, qui s’embrassent. La séquence fait sensation auprès des journalistes, en majorité des hommes. On peut dire que c’est un baiser lesbien qui a sauvé Les Sims!»
Tout juste nés, les petits personnages raflent tout sur leur passage. En deux ans, 6 millions d’exemplaires s’arrachent, séduisant un public très large – dont des femmes pour qui Les Sims représente souvent une porte d’entrée dans le monde du jeu vidéo. Accessible – pas besoin de console ni d’un ordinateur trop puissant –, Les Sims offre une prise en main simple, intuitive. Et sans pression. «Dans Les Sims, on ne peut pas perdre, ce n’est pas une performance, plutôt un passe-temps à l’image de Minecraft, qui arrivera des années plus tard, relève Yannick Rochat, professeur assistant en étude des jeux vidéo à l’Université de Lausanne. De quoi contraster avec une vie d’adulte rythmée par les objectifs.»
Des jeux dits «bac à sable», autrement dit sans début ni fin et laissant libre cours à la créativité du joueur. «C’est un microcosme dont on peut contrôler chaque aspect, souligne Loeva La Ragione, collaboratrice au GameLab Unil et spécialiste des mondes virtuels. Les habits, les apparences, le décor de la maison… même les relations sociales, puisqu’on peut choisir ses voisins! C’est un peu la vie à la carte, où on joue le rôle du dieu omniscient.»
Ou du héros. Car si le concept d’avatar personnalisable existe déjà, Les Sims pousse le concept à l’extrême – en affinant le nez, en rajoutant des lunettes ou quelques kilos à son personnage, on peut s’incarner soi-même ainsi que ses proches. De quoi alimenter la fascination de l’époque pour une forme de vie virtuelle. Quelques années après le phénomène des Tamagotchi, ces animaux de poche à bichonner, Les Sims permet d’expérimenter d’autres vies que la sienne. «Et de faire faire des choses atroces à ses avatars, sans conséquences!» sourit Loeva La Ragione.
Si la plupart des joueurs et joueuses tentent de faire prospérer leurs foyers, tous y ont un jour semé le chaos, d’un clic de souris diabolique (et cathartique). Parmi les tortures les plus populaires? Laisser un incendie ravager la cuisine ou ôter l’échelle de la piscine pour voir son Sim nager désespérément jusqu’à la noyade. La grande faucheuse lui rend alors visite, avant que n’apparaisse une urne confirmant l’issue fatale.
Mais s’il y est question de vie ou de mort, c’est sur un ton léger: design coloré, musique guillerette. «Le jeu se devait de coller à la réalité mais aussi de négocier la variable fun, et le rythme: on n’allait pas attendre neuf mois pour qu’arrive un bébé», s’amuse Yannick Rochat. Les avatars font des gestes ridicules lorsqu’ils veulent aller aux toilettes et baragouinent en «simlish», langue faite d’onomatopées impayables. «Sul sul! Cummuns nala», disent-ils pour saluer leurs semblables.
Chacun y trouve son compte: certains passent des heures à concevoir la maison idéale, du papier peint au manteau de cheminée. D’autres font prospérer des générations d’avatars, ou se lancent des défis personnels. L’entreprise est lucrative: il faut acheter d’autres CD-ROM si on veut offrir à ses Sims de nouvelles expériences – partir en vacances, adopter un animal, devenir célèbre ou se faire enlever par des aliens. Rien que le premier volet comptera sept extensions payantes.
Du premier au quatrième et ultime volet, sorti en 2014, le concept du jeu évolue peu. Comment alors, dans le paysage changeant et compétitif du jeu vidéo, entretenir la flamme? En tablant sur une communauté forte, s’accordent nos spécialistes.
Rapidement, l’éditeur se met à l’écoute des fans. En leur fournissant des codes de triche, qui renflouent leurs caisses virtuelles en un clin d’œil, mais aussi en tendant la main aux «modeurs»: des amateurs éclairés qui créent des contenus supplémentaires à télécharger, en dehors des mises à jour officielles. «Nouvelles coiffures, nouveaux vêtements, nouvelles expériences comme la réalisation d’échographies durant une grossesse, note Héloïse Linossier. Tout un marché s’est créé, réglementé par EA, si bien que plein de gens vivent des Sims, plus que de n’importe quel autre jeu.»
Les internautes poussent aussi pour davantage de représentation, en introduisant de nouvelles teintes de peau, des looks non genrés, des cheveux crépus ou encore des appareils auditifs. Des années après la fameuse étreinte homosexuelle, loin de se murer dans un modèle de famille traditionnel, «Les Sims participe à normaliser les relations en tous genres, souligne Loeva La Ragione. Avec par exemple, en option, des cicatrices de modification corporelle pour les personnes trans et le fait que les hommes peuvent tomber «enceints». Au niveau de l’inclusion, c’est une petite révolution».
De quoi refléter toujours plus fidèlement le réel et garantir une immersion totale. Dont le monde sera particulièrement friand en 2020, alors que la pandémie nous cloue tous au salon, en quête d’évasion mais aussi de normalité. Comme un substitut de la «vie d’avant», Les Sims connaît un regain de popularité. L’éditeur, qui a fin nez, surfe sur la vague et brade les prix.
Pour beaucoup, Les Sims continue de représenter une bulle, voire un rempart contre l’anxiété sociale. «Dans une industrie qui valorise le mode multijoueur en ligne, le jeu solo, où l’on se pose seul face à son ordinateur sans stress ni compétition, fait du bien», note Loeva La Ragione. Thérapeutique, Les Sims? De nombreux chercheurs se pencheront au fil des ans sur les bénéfices éducatifs du jeu – notamment l’apprentissage des comportements sociaux chez les enfants en difficulté. Et pourquoi pas du féminisme, «les petites filles pouvant facilement s’imaginer organisatrices du foyer», estime Héloïse Linossier. De quoi horripiler ceux qui ne voient dans la franchise qu’une vitrine de la société américaine matérialiste…
Comme pour leur donner tort, le modèle économique évolue en 2022: le jeu de base devient gratuit, on ne paie plus que pour les extensions disponibles. Mais l’éditeur ne manque pas de mettre du beurre dans ses avatars en collaborant avec des marques, du maquillage MAC aux vêtements Moschino. L’intérêt commercial reste cardinal, souligne Yannick Rochat. «Il ne faut pas oublier qu’EA, qui détient notamment FIFA, est connu pour soutirer un maximum d’argent à ses joueuses et joueurs. Les Sims représente encore une de ses poules aux œufs d’or, sinon il l’aurait déjà fait sauter de son catalogue.»
Jusqu’ici, Les Sims a bénéficié d’un quasi-monopole, «les simulateurs de vie étant très complexes à développer», précise Héloïse Linossier. Le fameux Second Life et son métavers n’ont pas connu le succès espéré et Life by You, projet d’un gros acteur du jeu vidéo, n’aura tout simplement jamais vu le jour. Mais les choses pourraient bien changer avec l’arrivée cette année de deux solides concurrents, les jeux sud-coréen InZOI et canadien Paralives.
Avec son graphisme un peu grossier, Les Sims pourra-t-il encore rivaliser? Yannick Rochat ne croit pas à une mort annoncée. «On a atteint le photoréalisme qu’on fantasmait ces trente dernières années et avec lui, une forme de saturation. En parallèle des grandes œuvres cinématographiques, l’un des jeux les plus joués en 2024 est un jeu de cartes basique, pixélisé». Il n’empêche, EA contre-attaque déjà, promettant un Sims en mode multijoueur pour fêter les 25 ans de la franchise. A qui il ne reste qu’à souhaiter un bon anniversaire… en simlish: «Ooboo Vroose Baa Dooo!»