OPINION. La dystopie offre, particulièrement quand montent les périls, une façon de penser les scénarios probables ou improbables du monde, écrit l’historien Michel Porret, qui cite H. G. Wells, Karin Boye, Zamiatine… Et s’interroge: existe-t-il un autocrate délié de la morale et du droit des gens, capable de libérer l’apocalypse dont il déclare, jour après jour, l’imminence légitime?
Vingt février 1936: le long métrage Things to Come (Les Mondes futurs)de William Cameron Menzies (1896-1957) sort sur les écrans. Oublié, le film est un chef-d’œuvre qui préfigure 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Produit par l’Américano-Hongrois Alexander Korda (1893-1956), il est tiré du roman éponyme de H. G. Wells (1866-1946), socialiste et athée, auteur visionnaire de La Machine à explorer le temps (1895), L’Homme invisible (1897) et La Guerre des mondes (1898), allégorie de l’impérialisme belliqueux. Si dans les années 1930, le totalitarisme menace les régimes démocratiques, ce film de «science-fiction» constitue la dystopie politico-militaire de leur agonie. Son imaginaire prémonitoire a suscité un choc moral. En images expressionnistes, Things to Come aurait anticipé la Seconde Guerre mondiale à laquelle la guerre civile espagnole prélude dès le 1er avril 1936,
L’ouverture du film est mémorable. Dans la cité enneigée d’Everytown au sud de l’Angleterre, toute la population prépare joyeusement Noël. Sapins, liesse collective, enfants heureux, père Noël, cloches joyeuses, vitrines de cadeaux, banquet, chants et musique: les festivités mobilisent la paisible ville victorienne… malgré la montée des périls. La radio annonce en effet l’imminence de la guerre. Déni des idéalistes, triomphe des pessimistes, rêve des utilitaristes car elle améliore les techniques et enrichit les capitalistes. Vers minuit, sidération collective: les sirènes mugissent sur la cité radieuse. L’aviation ennemie bombarde massivement Everytown. Ruines, massacre collectif, désolation et réplique dérisoire de la DCA. En résultent la mobilisation générale puis la «guerre totale» durant un demi-siècle. Nul ne sait contre qui il se bat… La civilisation s’effondre.
Des ruines émerge le nouvel âge de fer pour l’humanité décimée. Barbarie, anarchie et peste virulente font agoniser les survivants. S’y ajoute la dictature de Rudolf. Sosie grimaçant de Mussolini (certainement la première caricature lucide du «Duce» au cinéma), ce chef fasciste règne sur des clans de faméliques affamés, contraints au culte de la personnalité. Si Rudolf l’obscurantiste veut reconstruire une escadrille de biplans antédiluviens, les cieux sont sillonnés d’avions futuristes qui ressemblent aux fusées interplanétaires visibles à cette époque dans les bandes dessinées américaines de Flash Gordon. Epandant un «gaz pour la paix», ces «Ailes au-dessus du monde» sont les émissaires affables d’un nouvel Etat civilisateur qui va abattre le fascisme. Une guerre juste pour la paix universelle!
Or, le mal est dans le remède. En 2036, avec sa cité souterraine qu’inspire Metropolis (1927) de Fritz Lang, l’Etat pacificateur s’est mué en une Atlantide dystopique. Egalitarisme autoritaire, suprématie de la science et déclin de l’humanisme: triomphe un totalitarisme bienveillant. Sur fond de sédition contre le progrès éternel qui asservit les individus, les dirigeants de cette nouvelle Atlantide propulsent un obus habité d’humains vers la Lune. La nouvelle frontière terrestre s’esquisse aux confins de l’univers. D’une dystopie fasciste à un fascisme dystopique: en 1936, dans le désastre de l’entre-deux-guerres, Things to Come veut penser le futur de l’Histoire, entre eschatologie et espoir scientifique.
Les sciences historiques n’ont rien à voir avec la futurologie. Seule la fiction peut ainsi anticiper les «choses à venir», bonnes ou mauvaises. Après les «romans scientifiques» de Jules Verne, qui prône l’industrialisme radieux, l’anticipation est le genre littéraire, quasi philosophique, du roman conjectural. Celui qu’agréait H. G. Wells autour des dérives et des enjeux éthico-politiques du progrès. Son grand chef-d’œuvre, L’Ile du Docteur Moreau (1896), est la dystopie démiurgique sur l’horreur expérimentale in vivo pour croiser animaux et humains. Cet avertissement humaniste contre la post-humanité inspire en 1932 l’hallucinant Island of Lost Soul du cinéaste Erle C. Kenton.
Fiction spéculative, la dystopie aide à penser le réel du politique ou du social. Elle surpasse l’idéalisme utopique de la félicité chimérique héritière de Thomas More (Utopia, 1516). Une année avant son suicide, la Suédoise Karin Boye publie en 1940 La Kallocaïne. Ce maître livre, encore indépassé sur le contrôle mental des individus, fictionne le totalitarisme conjoint au stalinisme et au nazisme, comme l’a montré Hannah Arendt. Inspiré du Nous autres que rédige en 1920 le libertaire russe Evgueni Zamiatine, Georges Orwell explicite l’essence totalitaire dont le dispositif délateur et langagier cadre l’imaginaire aliénant de 1984 (1949). N’est-elle pas chargée de réel, la dystopie Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury sur l’incendie volontaire des bibliothèques après les autodafés nazis ou récents de Daech dans la ville martyre de Raqqa? Avec l’éprouvant 2084 (2015), Boualem Sansal, aujourd’hui injustement incarcéré en Algérie, illustre, sur le mode contre-utopique, le réel funeste de l’intégrisme islamiste que vient, à son tour, de fictionner amèrement Kamel Daoud avec Houris (2024).
A la veille de 2025, quand l’avenir des enfants désorientés est compromis par les maux du désastre climatique, du recul démocratique, de l’autoritarisme et du bellicisme illimité qui meurtrit impunément l’Europe et le Proche-Orient, personne, évidemment, ne peut entrevoir les «choses à venir». Or, il faut prendre au sérieux l’imaginaire dystopique. A contrario des sciences historiques, il offre d’utiles expériences de pensée conjecturale. La dystopie imagine la potentialité du mal comme donnée historique. Tout autour du réel, elle nous fait réfléchir au probable et à l’improbable. Rien de plus, rien de moins!
La nuit de Noël, les habitants insouciants et consuméristes d’Everytown ont ignoré les menaces du despote dont l’hybris va précipiter l’humanité dans l’abîme. La question dystopique qu’il faut approfondir collectivement au prisme de l’actualité: aujourd’hui, existe-t-il un autocrate délié de la morale et du droit des gens, capable de libérer l’apocalypse dont il déclare, jour après jour, l’imminence légitime? Fera-t-il ce qu’il dit? Un simple bluff dissuasif, selon les doctes géopolitologues qui se suivent et se ressemblent à la radio et aux journaux télévisés. Puisqu’il est chimérique d’épandre un «gaz pour la paix» sur notre monde incertain qui en a tant besoin, les «choses à venir» restent imprévisibles!