OPINION. Ironiquement, les sociétés capitalistes produisent plus de procédures et règlements que les anciens régimes socialistes, écrit le conseiller d’Etat genevois Antonio Hodgers, qui en veut pour preuve le récent rapport de la Cour des comptes genevois…
L’utopie réglementaire. Non, ce n’est ni de 1984 de George Orwell, ni de l’URSS des années 1980, mais bien de nos sociétés capitalistes du XXIe siècle qu’il s’agit, telles que pertinemment décrites par l’anthropologue états-unien David Graeber dans son ouvrage Bureaucratie en 2015. Il fait en effet le constat que les sociétés libérales contemporaines produisent plus de procédures, formulaires et règlements que les régimes socialistes du siècle dernier. Nous y sommes. Tant dans le secteur public que privé, d’ailleurs. Et ce phénomène ne fait que se renforcer.
Qui dit procédure, dit contrôle. Qui dit contrôle, dit méfiance. Ou pour le mettre dans le bon ordre: c’est la culture de la méfiance qui justifie le contrôle permanent et le goût de la procédure. La caractéristique principale du culte de la bureaucratie réside dans le fait que ce qui importe n’est pas le résultat produit, mais le respect de la norme administrative stricte suivie à la lettre. Ainsi, une décision administrative qui donne un résultat médiocre ou absurde, si elle a respecté les directives, sera juste.
A l’inverse, celle qui aura pris le risque de viser un effet concret, voire qualitatif, parfois aux dépens de la règle, sera vouée aux gémonies. En Bureaucratie, la règle l’emporte sur le fond. Le sens, le pourquoi des choses est enfoui sous la forme, le moyen, le comment, résume le psychiatre Roland Gori. L’expertise supplante le politique, avec pour croyance que plus une société aura de règles et de contrôleurs de règles, plus elle sera vertueuse; le contrôleur assumant dans ce cadre un rôle quasi-divin et incontestable, car il est le dépositaire ultime du jugement de dire ce qui est juste et ce qui est faux dans le moralisme bureaucratique.
Ce culte de la rationalité formelle souffle sur Genève, comme ailleurs. Le récent rapport de la Cour des comptes sur l’attribution des mandats l’illustre à merveille. Ainsi, lorsque l’organe de révision annonce de «nombreuses irrégularités», l’on pouvait craindre d’y voir du copinage, du favoritisme ou des attributions illégales. Mais non, rien de tout cela. La Cour n’ayant rien trouvé de contraire à la loi, ni à son esprit, elle s’est alors penchée sur les processus.
Avec une méthodologie douteuse, elle a constaté çà et là des erreurs formelles qui – sans aucune conséquence sur le fond – forment néanmoins des anicroches à l’un ou l’autre paragraphe des nombreuses directives en la matière. Et même lorsqu’elle n’a rien trouvé sur les aspects formels – par exemple sur un potentiel conflit d’intérêts –, elle a néanmoins conclu qu’une irrégularité «pourrait potentiellement se produire» pour justifier une couche supplémentaire de paperasse. Ici, l’administration n’est même plus jugée sur les faits mais sur les conjectures des contrôleurs.
Alors que la Cour est censée améliorer l’efficience de l’Etat, l’essentiel de ses recommandations propose d’ajouter des contrôles et du formalisme administratif à toutes les étapes. Ce n’est pas la première fois et il serait intéressant de faire une évaluation de cet organe de bientôt 20 ans pour vérifier si l’ensemble des agrégats administratifs qu’il a générés partout à l’Etat de Genève ne coûte finalement pas plus cher que les gains qu’il a permis d’obtenir.
La «contrôlite aiguë» est une maladie qui non seulement coûte cher, mais qui étouffe tout esprit d’initiative et toute agilité, qualités déjà rares dans une administration publique. Pour chaque fonctionnaire affecté à une tâche d’intérêt public, il existe une possibilité d’un audit départemental, celui de l’Etat, celui de la Cour des comptes et encore celui de la Commission de contrôle de gestion du parlement. Le message subliminal de tous ces contrôles auprès des cadres est le suivant: «Soyez le moins créatif possible, respectez les protocoles à la lettre, n’innovez pas, et tout ira bien».
Malheur à celui qui tente de sortir des sentiers battus, qui est orienté résultats, qui courbe une étape formelle pour arriver plus vite au but ou simplement qui use d’un procédé efficace mais non formalisé, il sera cloué au pilori. Car peu nous importe la qualité du résultat, c’est l’obéissance au processus qui est déterminante. Et d’ailleurs, soit dit en passant, si vous ne produisez rien, c’est le meilleur moyen de ne pas faire faux. Une belle morale.
Autre trait de notre époque, la mise au pilori ne consiste pas en une simple remontrance formelle, mais en une condamnation publique par le biais d’une médiatisation à outrance de la moindre incartade. Le goût du scandale, le soupçon permanent de corruption, l’aubaine d’une saga politico-médiatique est au cœur d’une culture éditoriale portée par certains rhéteurs cathodiques du bout du Léman. Là encore, rien d’original à Genève; partout dans le monde, le discours populiste du «tous pourris» est non seulement le fait de certains politiques mais aussi de certains journalistes.
Lénine aurait dit: «Trust is good, but control is better». Certes, mais on sait comment l’histoire s’est finie. Peut-être qu’il est temps de renouer avec ce qui a longtemps fait la force d’un pays historiquement peu bureaucratique comme la Suisse: la confiance dans les institutions. Et d’affirmer comme le politologue danois Svendsen au sujet du succès de son pays: «Control is good, but trust is cheaper».