Quelle place pour la Suisse dans un monde où l’Union européenne est privée des locomotives française et allemande et où le républicain Donald Trump fait son retour à la Maison-Blanche? Face-à-face entre Chantal Tauxe du Mouvement européen suisse et Nicolas Jutzet de l’alliance Boussole/Europe. Extraits
Echange respectueux mais sans concession, avec d’un côté Chantal Tauxe, vice-présidente du Mouvement européen suisse, plume reconnue notamment de L’Hebdo, le magazine qui incarnait la cause européenne en Suisse romande. Familière des institutions suisses et européennes, elle a même connu un Pierre-Yves Maillard europhile, alors que le socialiste incarne aujourd’hui l’euroscepticisme de gauche.
Face à elle, Nicolas Jutzet. Vice-directeur de l’Institut Libéral, il est membre du comité de l’alliance eurocritique Boussole/Europe. Chroniqueur au Temps, il n’était pas né au moment du vote sur l’Espace économique européen, le 6 décembre 1992. Le futur trentenaire assume un côté «c’était mieux avant», qui l’a amené à publier un essai fort stimulant aux Editions Slatkine: La Suisse n’existe plus.
La Suisse doit-elle choisir entre l’Europe de Bruxelles et l’Amérique de Trump? Si nos deux interlocuteurs s’entendent sur l’utilité de «ne pas avoir tous ses œufs dans le même panier», comme l’illustre Chantal Tauxe, elle ajoute: «Il ne faut pas s’illusionner sur ce qu’on peut gagner sur les marchés mondiaux. Plus de la moitié de notre commerce extérieur, c’est avec l’Union européenne. Et dans cette moitié, c’est surtout avec l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Autriche… Avant même les accords bilatéraux, depuis que la Suisse existe et commerce, c’est avec nos voisins.»
C’est aussi un positionnement à plus long terme, avec «tous les enjeux géostratégiques, de défense qui me font dire que, franchement, ce n’est pas le moment de se fâcher avec nos voisins européens».
La réplique de Nicolas Jutzet: «Le décrochage est effectif (entre l’Europe et les Etats-unis). Finalement, la Suisse a déjà choisi dans les faits. Pas politiquement mais dans les réalités économiques. Depuis les années 1990, l’UE perd en importance. Et ce sont d’autres marchés, typiquement comme les Etats-Unis et l’Asie, qui gagnent en importance, ce qui fait que dans cinq ou dix ans, l’Asie sera un marché plus important que l’Europe.» Il ne parle toutefois pas de rupture: «ll n’y a pas besoin de divorcer. On peut rester en bons termes avec un ancien partenaire.»
Au centre de la discorde entre nos deux interlocuteurs, il y a aussi l’évolution des relations bilatérales Suisse-UE, avec principalement l’adoption de mécanismes de reprises dynamiques des règles communautaires. Cent quarante séances de négociations, depuis mars 2024, n’ont pas suffi pour boucler ce troisième paquet d’accords bilatéraux.
Quelles seraient les conséquences d’un échec? «C’est quand même assez simple, résume Chantal Tauxe. Il faut conclure. Il faut parapher. Il faut envoyer ça au parlement. Il faut que la discussion se fasse. Et puis il faut être conscient d’une chose: si on dit non, que ce soit au niveau du parlement ou d’un vote populaire, il n’y aura pas de troisième fois. On retombera sur les discussions qu’on a eues en 1992. Quelles sont les alternatives? Il restera les accords de libre-échange, et puis plein de complications aux frontières. Un cavalier seul c’est possible. Il aura certainement un prix social. Il y a aussi l’Espace économique européen ou l’adhésion.»
Nicolas Jutzet l’admet, «dans les premiers instants, ça risque d’être pénible… Je ne suis pas d’accord avec cette vision du court terme et c’est même un reproche qu’on peut faire à une partie de l’économie: réfléchir à trop court terme.» Pour le vice-directeur de l’Institut libéral, c’est le modèle suisse qui est en jeu. Si la Suisse «s’en sort un peu mieux que les autres… Ce n’est pas parce qu’on est meilleur. C’est simplement parce que nos institutions font qu’on est un peu plus responsable. Que l’on investit un peu plus à long terme. Qu’on est un peu plus proche de la propriété privée. Qu’on fait un peu moins de bêtises qu’ailleurs. Et c’est l’ensemble de ces éléments qu’on met en danger, à très long terme, si on signe ce genre d’accord.»
Pour conclure, après ces considérations très terre à terre, une question plus existentielle: l’Europe fait-elle encore rêver? Chantal Tauxe: «Ça ne me fait pas rêver, mais elle m’émeut. Elle m’émeut quand je pense, avec ma formation d’historienne, que dans un même parlement, il y a des Polonais qui sont assis à côté des Allemands. Quand on pense à l’histoire de la Pologne et de l’Allemagne, pour ne pas parler toujours des Français et des Allemands, ça me touche. On doit respecter qu’en Ukraine ou en Géorgie… il y a eu d’immenses manifestations en faveur de l’Europe… Pour eux, l’Europe est synonyme de protection.»
Cette émotion pour des personnes, Nicolas Jutzet la partage: «Je suis également touché quand des Ukrainiens ont l’impression que leur avenir sera mieux sécurisé (en Europe). Je partage cette émotion, au même titre que je suis ému quand je vois des peintres hollandais du XVIIe siècle.» Mais il en veut à la manière dont est construite l’Europe: «Ça me chagrine même, que mon avenir ne soit pas européen. Je suis même très fâché, très énervé contre l’institution qui fait que, malheureusement, l’avenir ne se jouera pas ici.»