Rencontre, dans les Franches-Montagnes, aux Breuleux, avec la romancière qui enchante le réel dans «L’Enlèvement de Sarah Popp»
Le titre vous happe: L’Enlèvement de Sarah Popp. Il évoque un rapt et pourtant se termine en douceur, sur l’éclosion de ce nom enjoué: «Popp». Il va comme un gant au roman de Rose-Marie Pagnard: son style enlevé, électrique, entraîne le lecteur dans une course folle sans qu’il devine jamais, jusqu’à la fin, où il sera conduit, ni si cela finira dans la joie ou la douleur (dans la joie, en réalité, mais profonde, car lestée de douleur). «Popp», comme le bruit du bouchon d’une bouteille de champagne − quelque chose de violent mais de festif, qui tout à la fois surprend, fait un peu peur et réjouit.
Son héroïne est une écrivaine bâloise de bientôt 59 ans. En 2004, elle est invitée à prendre part à un festival littéraire en Lituanie. Il neige, son vol de retour est annulé, elle prend un bus au hasard, par goût de l’aventure, se répétant les mots de son mari, Tobie: «Promène-toi, accepte ce qui arrivera.» Mais la voici kidnappée par un grand bûcheron tendre et patibulaire, monsieur Anders, qui l’enferme dans une drôle de maisonnette roulante, la trimbale à travers les forêts lituaniennes, la somme de coucher sur le papier les injustices qu’elle a subies dans sa jeunesse, le drame qu’elle n’a encore jamais voulu raconter dans ses livres. Devenue mère très jeune, Sarah Popp a été mise au ban de la société, dans cette Suisse puritaine des années 1960, qui considérait encore les filles-mères comme des délinquantes ou des folles.
Ce roman pétulant bifurque, insoumis, saute allégrement les haies, galope du présent au passé et retour, de l’humour à la mélancolie, de Bâle à Vilnius, à une «petite ville» jamais nommée, inspirée de Delémont. Il compte une généreuse galerie de personnages, au nombre desquels Koenig, un poney vieux de 50 ans (une rareté), Absalon, un secrétaire zélé et mystérieux. Ou encore «le Chasseur», beau jeune homme dont Sarah embrasse les lèvres et ouvre un à un les boutons de la veste − peut-être produisent-ils chacun un petit «pop» sonore? Le Chasseur demande: «Qu’est-ce que tu veux?» Sarah répond: «Connaître la suite de l’histoire.»
Pour parler de L’Enlèvement de Sarah Popp, Rose-Marie Pagnard nous reçoit chez elle, aux Breuleux, dans les Franches-Montagnes. Elle est venue à la petite gare avec un cornet de croissants, son élégance, sa silhouette de danseuse et ses grands yeux bleus. Direction la ferme rénovée où elle vit depuis 1985, l’année où paraissait son premier livre, les nouvelles de Séduire, dit-elle, à L’Aire (un titre durassien qu’elle n’avait pas choisi, précise-t-elle).
La façade compte 18 fenêtres et une porte. A l’intérieur, dans l’ancienne grange, a été aménagé l’atelier de son époux, le peintre René Myrha, qui nous fait visiter. Lors de leur premier rendez-vous, en 1962, à Delémont, il lui a montré des photographies de sculptures réalisées avec des boîtes à œufs peintes en argent. Elle a aussitôt compris qu’ils auraient beaucoup à partager.
Leur dialogue, leur complicité, n’a pas cessé depuis. Un documentaire, Des Ailes et des ombres, leur a été consacré en 2016 par le réalisateur Claude Stadelmann. Un riche catalogue, René Myrha. Au fond, je suis un dessinateur, paru en 2023 chez Notari, à Genève (avec un texte de Rose-Marie), permet de se faire une idée de la riche carrière de René. Leurs styles se répondent.
Lui peint des «créatures» enjouées et parfois démoniaques, raconte des histoires cachées, énigmatiques, entre ombre et lumière. Comme une enfance qui aurait gardé sa capacité d’émerveillement, mais qui se serait promenée au bord des gouffres.
Dans son œuvre à elle, il est souvent question de peinture, d’artistes, de mort: Revenez chères images, revenez (Editions du Rocher); Dans la forêt la mort s’amuse (Actes Sud); J’aime ce qui vacille (Zoé, Prix suisse de littérature 2013). Ce dernier récit revenait, par la fiction, sur la mort de la fille aînée du couple, emportée par la drogue et le sida à l’âge de 31 ans.
Ses deux filles sont en photo dans le bureau. Elle ne dit pas «mon bureau», mais «ma chambre». La machine à écrire est enfouie sous des piles de feuillets. «La pauvre, elle est fâchée contre moi.» Elle aimait son bruit, mais, depuis peu, l’a remplacée par un ordinateur.
La pièce, un cocon de bois tapissé de livres, donne sur une forêt. Au premier plan, les branches d’un cytise, couvertes à la belle saison de grappes dorées. C’est ici qu’elle a également rédigé, par le passé, de nombreuses chroniques pour les pages livres du Temps. Tout à l’heure, lorsqu’elle se remettra au travail, elle retrouvera certainement des miettes de croissant sur son clavier. «J’écris beaucoup à la main aussi, dans mon cahier et sur de petits papiers. Il faut vite écrire les pensées avant qu’elles disparaissent.»
Pourquoi la Lituanie? Parce que, comme Sarah, elle a été invitée à un festival littéraire, en 2004. Comme Sarah, elle a vécu à Delémont puis à Bâle. Sa jeunesse a été également marquée par la solitude: «La grossesse à un âge un peu trop tendre, les conventions d’une petite ville, le mariage sans l’amour parental… La naissance d’un premier enfant sans rien savoir de ce que cela voulait dire. J’ai toujours eu envie de raconter cela. Mais je suis un écrivain de fiction par nature, je n’arrivais pas à le faire de manière réaliste. Cela m’aurait paru ennuyeux.» Elle avait besoin de créer un personnage pour amener du jeu. Sous sa plume, la fiction ne signifie pas déperdition ou édulcoration, au contraire: ce qui est raconté devient universel.
Dans les souvenirs de l’écrivaine, le décor de son enfance est dépouillé et nu. Son père a travaillé dans des bureaux, puis comme ouvrier. Sa mère restait au foyer mais passait parfois des mois dans des fabriques, pour gagner un peu d’argent. «C’est très privé, ce que je vous raconte.»
Sa grand-mère maternelle lui a appris à lire. «C’était une femme imposante, avec une robe noire qui faisait du bruit quand elle bougeait, mais ce bruit était très doux. Elle lisait le journal local à haute voix. Je m’asseyais près d’elle et elle me montrait les lettres, les mots.» Il n’y avait pas de livres à la maison, mais un poste de radio. «La radio m’a beaucoup aidée. Lorsque je me retrouvais seule, je savais comment la régler, chercher les fréquences. Il n’y a qu’une chose qui m’intéressait: la musique classique.»
Très jeune, elle comprend que l’écriture est une «baguette magique» capable d’associer les contraires, comme dans la vie. «J’ai eu très tôt la notion de la cohabitation intime du beau et du laid, de la douleur et de la joie, de la sensualité et de l’insensibilité. On dirait que tout m’a été offert: des blessures, mais, en contrepartie, des domaines immensément riches. C’était à moi de m’en servir ou pas, et je m’en suis servie.»
Lorsqu’elle tombe enceinte (sa première fille naît en 1963), elle est rejetée par sa famille et exclue de l’Ecole normale, où elle étudiait. Le couple connaîtra d’autres épreuves.
Le chatoiement de son style, sa beauté, son rythme sont une réponse à la laideur, à l’injustice. Il s’agit de bifurquer sans cesse, avec souplesse et rapidité, pour ne pas se laisser piéger par la douleur, mais l’étourdir et rester maîtresse du jeu. Si Rose-Marie Pagnard peut aller si loin dans la fantaisie, c’est parce que, chez elle, cette dernière est tissée de douleurs.
Avant de nous quitter, elle aimerait ajouter quelque chose. «C’est important, aujourd’hui, de se rendre compte de tout ce qu’on possède. Je ne parle pas de choses matérielles mais de choses qui n’ont pas de prix, ne sont pas monnayables: nos souvenirs nous appartiennent, nos lectures, nos sensations, nos plaisirs… Tout cela. Nos manques aussi, nos douleurs. Les souvenirs, même quand ils sont lourds, pas très beaux, c’est quelque chose que l’on a. Ils sont à nous. Nous possédons tant. C’est à faire pleurer. Un sanglot de bonheur.»
Roman. Rose-Marie Pagnard, «L’Enlèvement de Sarah Popp», Zoé, 187 p.
L’autrice sera en dédicace à la librairie Payot de La Chaux-de-Fonds le samedi 9 novembre, entre 11h et 13h, aux côtés du romancier Michel Layaz, qui publie Deux Filles chez le même éditeur.