Compositrices, instrumentistes, cheffes d’orchestre, musiciennes: elles sont nombreuses dans l’histoire de la musique et pourtant restent inconnues du grand public. Autrice de «Mozart était une femme», Aliette de Laleu évoque ce matrimoine oublié à l’occasion d’un concert de l’OSR proposé par Les Créatives
En 2019, Aliette de Laleu lançait un pavé dans la mare du classique en dénonçant dans sa chronique matinale, sur France Musique, l’absence de femmes dans le panel du jury du prestigieux Concours international Tchaïkovski. Du sexisme à l’invisibilisation, la journaliste a fait de la déconstruction des stéréotypes et de la promotion des musiciennes sa spécialité. En 2022, elle publiait ce livre, Mozart était une femme, aux Editions Stock. En marge du concert organisé par l’Orchestre de la Suisse romande et le festival Les Créatives consacré aux œuvres de compositrices, nous l’avons rencontrée.
Le Temps: Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la problématique de l’absence des compositrices?
Aliette de Laleu: En 2016, ma conscience féministe s’éveillait et progressivement la question s’est invitée dans ma dimension professionnelle. J’étais déjà en poste à France Musique, nous étions avant la vague #MeToo et je m’intéressais au sexisme dans le monde professionnel de la musique classique. En interrogeant un grand nombre de musiciennes, de cheffes et des compositrices actuelles, je me rendais compte qu’elles formulaient toutes cette absence des femmes dans la grande histoire de la musique, alors même qu’elles avaient été présentes et parfois très célèbres. J’ai eu envie d’en savoir plus sur ce matrimoine oublié et de questionner les freins, les barrières et les plafonds de verre que les musiciennes se mettaient et n’arrivaient pas à percer. Et puis il y a eu la révélation musicale! A partir du moment où je me suis mise à écouter les œuvres des compositrices, les plus connues d’abord, Clara Schumann et Fanny Mendelssohn, j’ai voulu tirer les fils de ces parcours, comprendre leurs histoires.
Le titre de votre livre, «Mozart était une femme», est-il une provocation?
En effet, il y avait une volonté de ma part de provoquer le milieu très conservateur de la musique classique et cela n’a pas manqué, j’ai reçu beaucoup de commentaires de personnes outrées. Mais c’est surtout un clin d’œil à l’écrivaine Virginia Woolf, qui, dans Une Chambre à soi, imagine que Shakespeare avait eu une sœur. En partant du cas concret de Maria Anna Mozart, la sœur aînée de Wolfgang, c’est un moyen de questionner ces noms érigés en icône absolue de la musique classique. Car Maria Anna Mozart était une pianiste reconnue dans toute l’Europe pour son talent. Nous avons complètement oublié son existence aujourd’hui, pour ne retenir que celle de son frère.
Vous mentionnez sur quelques pages la thèse défendue par le musicologue Martin Jarvis, selon laquelle les «Suites pour violoncelle» de Bach auraient été en réalité écrites par sa femme la compositrice Anna Magdalena Bach…
Au-delà de cette controverse que le musicologue et violoniste Martin Jarvis défend depuis 2006, ce qui est instructif, c’est que ses détracteurs refusent l’idée, malgré des preuves à travers les copies de la partition, qu’une musique aussi géniale que les Suites pour violoncelle ait pu être écrite par une femme. Un documentaire réalisé par l’équipe de Jarvis va d’ailleurs beaucoup plus loin en attribuant certaines pièces majeures de l’œuvre de Bach à sa femme. Il est question des Suites, mais aussi de l’Aria qui ouvre et conclut les Variations Goldberg ainsi qu’une partie importante du premier livre du Clavier bien tempéré. Ce que nous montre en tout cas cet exemple, c’est que bien souvent dans l’ombre du génie masculin, les femmes sont présentes, pour copier la musique, apporter un revenu supplémentaire au foyer et s’occuper des enfants. L’épouse sacrifiée n’est pas un cas isolé. A l’instar de Clara Schumann, qui dans son journal écrit: «Mon piano est relégué au second plan encore une fois quand Robert compose.» Combien sont-elles à s’être pliées au service d’un mari compositeur ou musicien pour qu’il ait toutes les chances de devenir un génie?
Cet effacement progressif des femmes dans l’histoire de la musique, comment l’expliquer?
Progressif et systématique, malheureusement… Plusieurs facteurs y participent. A chaque époque, les compositrices se sont battues pour leur place dans un monde musical dominé par les hommes. Elles pensaient être les premières. Cette absence de modèle participe au frein de la visibilité des musiciennes. Assumer ce rôle de pionnière en tant que compositrices à des époques où être une femme dans la société signifie déjà être prise dans un système de domination patriarcale. Conquérir une reconnaissance professionnelle, une visibilité publique était un véritable tour de force. Ensuite, l’histoire savante de la musique est écrite par des hommes qui, par un mécanisme de dépréciation, ont minorisé la qualité musicale des œuvres écrites par des femmes, voire écarté leur répertoire au point qu’il est devenu un domaine de l’impensé.
Ce que nous appelons aujourd’hui chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique n’est qu’une construction. La canonisation d’un répertoire. Le public qui entend pour la énième fois une symphonie de Beethoven ne sait souvent pas pourquoi cette œuvre a été qualifiée de géniale, mais il a appris qu’elle l’était et le simple fait de reconnaître ce qu’il connaît déjà lui sert de caution. L’oubli est aussi un des effets de cet effacement car si le répertoire des compositrices existe, les partitions ne sont pas toujours éditées ou accessibles et sont souvent inédites à l’enregistrement. Cet oubli ne se cantonne pas au domaine musical: en littérature, en sciences, en médecine, dans les beaux-arts, on oublie systématiquement les femmes dans l’histoire de la création. En musique, la double difficulté, c’est qu’une partition est moins immédiate à apprécier qu’un tableau ou un livre. Il faut pouvoir la jouer.
Vous faites donc l’exercice dans votre livre de renommer ces musiciennes, pour les faire exister?
C’est en effet la première étape. Connaître les noms de ces compositrices pour pouvoir créer un sentiment de familiarité historique, au même titre que les figures masculines. Raconter leurs parcours de vie pour les rendre visibles et faire en sorte de créer de l’intérêt pour que leurs œuvres soient remises en lumière. Chaque chapitre est accompagné d’une playlist pour que les lecteurs puissent aller chercher leur musique. Le chemin est encore long, mais depuis une dizaine d’années on assiste à une effervescence réjouissante autour de cette question, grâce aux travaux de Claire Bodin, Héloïse Luzzati et beaucoup de chercheuses musicologues à la redécouverte de ce répertoire. La question maintenant est de pouvoir le pérenniser pour faire une véritable place aux compositrices et aux créatrices dans notre histoire commune mais aussi dans notre quotidien.
Les Créatives x OSR: «Classique & engagé·e·x», Victoria Hall, mercredi 13 novembre à 19h30.