Superbement passe-muraille, l'artiste argentine expose à Paris des fresques mouvantes et une vidéo sidérante, offrant ainsi un hymne au grand ébranlement du cosmos

Signe de distinction? Tout a commencé par une histoire rabelaisienne où le fondement s’exprime enfin. Un poème anal, mais oui. C’était en 2008, au festival Les Inaccoutumés, à la Ménagerie de verre, espace parisien qui chérit les apprentis sorciers de la forme. Cecilia Bengolea et son ami François Chaignaud se drapaient dans des caftans or. Deux damoiseaux dans la verte prairie de leurs émois? Tu parles! Ils dansaient sur des braises secrètes et chaque geste était aussi libre qu’entêtant. On découvrait alors qu’ils étaient animés par un godemiché bien placé, que tout venait de là, de cet orifice malfamé. Le duo avait appelé son pas de deux Pâquerette. Il fit grand bruit.

«C’était très beau, très doux, Pâquerette avait une puissance d’image trouble, c’était impressionnant», se rappelle Vincent Baudriller, alors codirecteur du Festival d’Avignon. «Dans la foulée, je les ai invités au festival en 2009, dans un module qui avait comme nom la «25e heure». On y proposait à partir de minuit des pièces bizarres, eux étaient venus avec Sylphides.» Au bord de l’asphyxie dans leurs camisoles en latex noires, respirant par une paille, ils évoluaient entre deux mondes, dans les limbes, comme les sylphides, ces elfes qui font le voyage entre la forêt des morts et la plaine des soupirants.

Cecilia Bengolea sortait alors d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, romanesque et imprévisible. Ou d’un poème de sa grand-tante, l’énigmatique Silvina Ocampo (1903-1993), écrivaine argentine qui fréquentait les allées obscures de l’imagination. Elle paraissait forgée pour tous les mouvements, tous les extrêmes, dessinée pour élargir le territoire de nos transports, pour déplacer les plaques tectoniques de la raison. Depuis cette époque, elle n’arrête pas de célébrer des gestes libérateurs, notamment à Kingston en Jamaïque où elle filme ces gamins qui d’une rue en jachère font le podium de leur révolution – le fameux dancehall qui la fascine tant.

Danseuse, chorégraphe et artiste, Cecilia Bengolea est actuellement en résidence à Poush, un centre dédié à la création, à Aubervilliers (France). — © Alexandra Dautel pour le magazine T
Danseuse, chorégraphe et artiste, Cecilia Bengolea est actuellement en résidence à Poush, un centre dédié à la création, à Aubervilliers (France). — © Alexandra Dautel pour le magazine T

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Mais voici Cecilia, justement, baskets tilleul sur le trottoir de l’interminable avenue Jean-Jaurès à Aubervilliers. Elle pousse une valise et la porte d’une ancienne usine devenue phalanstère. Ce mastodonte de briques, qui se déploie en couloirs sans fin et en salles de paquebot désaffectées, abrite sous le nom de «Poush» des ateliers d’artistes. Quelque 250 y complotent dans l’espoir de renverser l’ordre des choses. Elle y a son studio, elle vous y assied à l’instant: vous voici dans l’arrière-boutique de ses fantasmagories, là où elle règle le détail d’une première exposition monographique, à Paris, à la Galerie Andréhn-Schiptjenko, une des bonnes adresses du circuit de l’art contemporain.

Des pierres qui parlent

Qu’y vivons-nous jusqu’au 23 novembre? Des illuminations d’abord, visions de bestiaire océanique. Mais aussi une odyssée de l’espace, via la vidéo immersive Neutrinos Ensemble – sa nouvelle création –, invitation à faire corps avec toutes les matières de l’Univers. Assis à même un tapis vert, on y assiste à des explosions cosmiques d’où jaillissent en fontaine les «neutrinos», particules fantômes capables de traverser tous les corps, avec leur butin de métaux et d’oxygène, ce qui reste des étoiles.

Hymne aux métamorphoses, celles du ciel comme de l’esprit. Au grand ébranlement du vivant. A la réhabilitation de zones orphelines de notre psyché. Cecilia Bengolea, 44 ans, scrute l’infiniment petit pour qu’explosent toutes les frontières – avec la complicité pour Neutrinos Ensemble de l’astrophysicien Thierry Foglizzo.

On voudrait savoir d’où vient cette démesure. Elle revoit sa chambre d’enfant à Buenos Aires au milieu des années 1980. La junte est passée à la trappe. Des millions d’Argentins soignent leurs morts et reprennent leur souffle. Cecilia collectionne les pierres, parce qu’elle a compris qu’elles parlent, à qui tend l’oreille, des légendes d’antan. Elle voudrait danser, mais n’ose pas le dire à ses parents. A 12 ans pourtant, elle s’initie à la street dance. C’est un élan. Un peu plus tard, elle sera enfin sur des pointes, cette technique qu’aujourd’hui encore elle affectionne. On l’imagine bardée d’assurance. Dans l’atelier, elle balaie cette vision d’un rire de gamine. «Je ne parlais presque pas, j’étais bègue et timide.»

«Mosquito Net», vue d’installation dans le cadre de Desert X (Mecca, USA), 2019. — © Courtoisie de Cecilia Bengolea
«Mosquito Net», vue d’installation dans le cadre de Desert X (Mecca, USA), 2019. — © Courtoisie de Cecilia Bengolea

C’est ce qui frappe chez Cecilia: une gaieté d’ado avant une surprise-party. Sur le mur de l’atelier, un enfant sourit, un oiseau contre la poitrine, entouré d’une nuée violacée. C’est son petit garçon, Raphaël, qu’elle a dessiné. Tous les âges de sa vie ricochent dans cette pièce comme des balles de ping-pong. On en attrape une au bond. Elle est dans un car, avec une cinquantaine d’échevelés qui chantent à tue-tête. Ils ont 16 ans, ils sont tous fans d’Indio Solari, ce rocker argentin qui électrise les foules loin de la capitale. Cecilia aime ces nuits qui n’en finissent pas de dégouliner dans le jour, ces terrains vagues qui sont les feuillets où la chimère d’une nouvelle vie s’écrit, ces milliers de bouches extasiées qui reprennent en chœur les incantations d’Indio Solari.

«Vous voulez voir?» Sur son smartphone, elle vous montre la houle de ces grands-messes de cuir qui sont ses premières révoltes. A l’époque, elle boxe, elle apprend le kung-fu, elle suit tous les cours de danse qu’elle peut. Bref, elle s’affranchit des injonctions de son milieu qui voudrait qu’elle soit une jeune fille rangée. Tout est bon pour faire le mur. Une tribu d’Amérindiens l’aide à y voir plus clair dans la boule de cristal de ses désirs. On imagine la jeune femme dans ce village lointain, le feu qui l’abstrait des contingences, les champignons qui tourneboulent les têtes, les serpents qui se prennent pour des oracles.

Cecilia échappe au marasme qu’elle sent autour d’elle, dans une famille bourgeoise d’intellectuels marquée par l’histoire, qui s’était mise, malgré elle, à incarner, souffle-t-elle, la décadence du pays. Elle suit l’enseignement d’un disciple d’Eugenio Barba, cet homme de théâtre italien légendaire qui ressuscite des traditions perdues. «Chaque jour, pendant un an, nous assimilions une danse traditionnelle, en éprouvions les principes jusqu’à l’épuisement. Nous avions, tous, les mollets en feu, mais nous sentions aussi les bénéfices d’une suroxygénation.»

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«Insect Train», performance avec Erika Miyauchi et Florentina Holzinger, Hippodrome de Douai (France), 2018. — © Courtoisie de Cecilia Bengolea / Ali Tollervey
«Insect Train», performance avec Erika Miyauchi et Florentina Holzinger, Hippodrome de Douai (France), 2018. — © Courtoisie de Cecilia Bengolea / Ali Tollervey

Au bout du geste, le miracle

Un trip au fond. Un fleuve qui emporte tout avec lui. «La danse n’était plus pour moi une recherche formelle, mais la quête d’une transformation énergétique de la conscience. Dans ces états, le miracle advenait, je veux dire par là l’inattendu. C’est ce que j’attends de la performance, de la danse.»

Silvina Ocampo fait dire à «la rêveuse persuasive», personnage d’une de ses nouvelles fantastiques: «Il y avait un million de regards dans mes yeux, je crus donc qu’un miracle m’avait fait naître dans des rochers au bord d’une mer illimitée.» L’épouse du grand écrivain Adolfo Bioy Casares, amie de cœur de Borges aussi, aurait pu mettre ces mots dans la bouche de sa petite-nièce. La voici en France au début des années 2000. Elle y suit des cours avec la chorégraphe Mathilde Monnier. Elle y rencontre surtout François Chaignaud, un corps de fakir, un esprit d’alchimiste, la vingtaine avide de tout, lui aussi. Tous deux possèdent ce don: ils sont des rêveurs persuasifs.

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Ils ont en commun une aspiration à abolir les frontières des genres, des savoirs, des métiers. Cecilia travaille alors comme strip-teaseuse dans un club des Champs-Elysées. «Je voulais expérimenter le dialogue qu’on a avec les hommes dans cette position, ressentir ce que ça faisait d’être un objet de désir afin de m’affirmer comme sujet. Ils n’avaient pas le droit de me toucher. Il y avait plus d’échanges entre ces spectateurs et moi que sur une scène! Leurs regards donnaient une énergie. Ce flux qui allait d’eux à nous était vital. C’est ce que j’appelle l’énergie.»

De cet effeuillage, Cecilia dit qu’il relevait du jeu. Au même moment, avec François, elle manifeste avec des travailleuses du sexe pour dénoncer une loi qui faisait un délit du racolage dans la rue. L’insoumission est sa règle. Quand un siècle plus tôt, Victoria Ocampo, écrivaine elle aussi et sœur de Silvina, informe son père qu’elle veut être danseuse, il lui jette à la figure: «Si tu fais ça, je me suicide!» «Pour lui, c’était un métier de prostituée, constate Cecilia. Dans ma famille, on ne voulait pas que je sois danseuse. Il faut dire qu’il n’y avait pas de tradition de la danse sur scène en Argentine.»

C’est à la même époque que François et elle imaginent Pâquerette. «Nous constations que la danse était désexualisée, aussi bien le ballet classique que ce qu’on a appelé la post-modern dance dans les années 1960. Nous avons eu alors cette idée d’une pièce qui partirait de l’anus, qui le réhabiliterait, afin de libérer une imagination physique et vocale autre qui rompe avec le puritanisme de notre art. Nous l’avons répétée dans un squat à Belleville, persuadés qu’aucun responsable de salle n’aurait mis à disposition de deux inconnus un studio pour une telle recherche!»

«Cosmo-Conviviality», exposition jusqu’au 23 novembre, Galerie Andréhn-Schiptjenko (Paris), 2024. — © Courtoisie de Cecilia Bengolea
«Cosmo-Conviviality», exposition jusqu’au 23 novembre, Galerie Andréhn-Schiptjenko (Paris), 2024. — © Courtoisie de Cecilia Bengolea

Le dancehall, une nouvelle naissance

Les Caraïbes appellent cette assoiffée. La happent alors la Jamaïque et son dancehall, héritière chahuteuse du reggae. «Cette découverte a été une deuxième naissance pour moi. C’est une danse sans fin, qui peut commencer sur des chants très mélancoliques pour honorer les défunts, victimes souvent de gangs, avant de se charger de violence. Elle me bouleverse en vérité. Quand vous êtes pris dans cette musique, vous faites un avec tous ceux qui sont autour de vous, vous flottez. C’est une danse très intelligente, multidirectionnelle, une danse aussi qui engage tout ce qu’on porte, nos misères, nos fantasmes, nos excès.»

Il faut voir les films qu’elle ramène, ces desperados en short et débardeur qui transforment une bordure de route en piste aux étoiles, leur déhanchement de cobra, leurs piétinements de colère, leurs doigts qui griffent les astres, leur élégance en rupture de tout, leur façon de congédier le malheur. Chez elle à Paris, Cecilia offre parfois à ses amis une transe jamaïcaine. Elle danse avec eux le dancehall, histoire de se rire de toutes les lois, de tous les codes.

Flux et fluidité: les maîtres mots de sa vie. A la Galerie Andréhn-Schiptjenko, ses hôtes flirtent avec une pieuvre, une araignée de mer, des mollusques bizarroïdes, autant de monstres imaginaires. Ils s’abreuvent d’un ciel défiguré – Neutrinos Ensemble – où des déflagrations d’étoiles composent une symphonie infinie. Ils vivent aussi la métamorphose de sculptures, via ce qu’on appelle l’impression lenticulaire. Son principe? Le spectateur s’arrête devant l’œuvre, en absorbe la radiation, mais quand il se déplace, il voit autre chose. «C’est le mouvement qui m’intéresse, toujours.»

Dans son pull d’automne caramel, Cecilia Bengolea est toujours cette fillette animiste qui croyait que toutes les pierres étaient précieuses parce que loquaces. Elle est en colère contre nos sociétés qui dressent des barrières pour protéger leurs privilèges et rejeter les naufragés de terres moins clémentes. «La barbarie et la méchanceté humaine sont sans limites.» Sur le mur, le visage de son petit Raphaël respire la tendresse avec son chardonneret tout contre lui. C’est leur babil qu’on entend. Le sortilège d’une rêveuse persuasive.


«Cosmo-Conviviality – There Is Time That Passes Even When Nothing Changes», jusqu’au 23 novembre, Galerie Andréhn-Schiptjenko, Paris, andrehn-schiptjenko.com