Produire du gaz renouvelable ou de l’électricité avec de la biomasse, c’est idéal pour la planète. Mais les nouveaux incitatifs financiers, envisagés à la suite du vote du 9 juin, suscitent un certain désarroi dans la branche. Exemple dans le Jura
Porrentruy, le 5 novembre 2024. Un camion poubelles municipal pénètre dans l’enceinte d’un domaine agricole, La Prairie Biogaz, pour y déverser des déchets verts, dont des citrouilles d’Halloween. Des particuliers viennent aussi poser leurs détritus à recycler ou se servir dans le compost de l’exploitation. Un va-et-vient typique d’une économie circulaire locale et qui tourne autour d’une installation de biogaz.
L’usine récupère des déchets de cuisine de cantines, d’EMS et de casernes des communes environnantes. Elle valorise les urines et excréments des bovins du voisinage, du fumier, du lisier, des herbes et autres résidus de céréales pour alimenter deux digesteurs. Deux dômes dans lesquels cette biomasse est brassée et fermentée en milieu anaérobie (sans air, donc sans odeur, entre 42 et 50 degrés Celsius) pendant un petit mois pour exploiter son potentiel énergétique. Il en ressort du biogaz et de la chaleur. Le gaz est brûlé pour fabriquer de l’électricité et la chaleur en partie récupérée pour servir de chauffage dans la ferme. Le digestat (les déchets verts qui demeurent) est utilisé pour nourrir les cultures.
C’est local, circulaire et propre. Le biogaz est considéré comme un atout de taille dans la transition énergétique, d’autant plus que sa production d’électricité hivernale est tout aussi importante, contrairement au photovoltaïque. Le secteur est pourtant en crise, pour des questions politiques, législatives et financières.
«Nous sommes dans l’inconnu», résume Michel Roy, qui exploite l’installation depuis seize ans. Le fermier a été approché au début du siècle par les autorités, qui cherchaient un projet pilote en la matière. Il s’était ensuivi une longue procédure d’autorisation à la suite d’oppositions, un investissement de 3 millions de francs, une mise en service et une connexion au réseau électrique en 2008.
Comme tout propriétaire de centrale de biogaz et d’électricité, la famille Roy a bénéficié d’une rétribution au prix coûtant (RPC) de la Confédération pour une durée de vingt ans. Celle de La Prairie Biogaz a commencé en janvier 2009 et doit prendre fin en décembre 2028. Deux décennies durant lesquelles Berne paie la différence entre le prix du marché de l’électricité pour que l’exploitant soit sûr de gagner une moyenne annuelle de 40 centimes le kilowattheure (soit plus que la moyenne, difficile à quantifier, des prix du kWh sur le marché).
«Après 2028, on ne sait pas ce qui se passera», indique Michel Roy en faisant allusion aux incitatifs financiers qui doivent être mis en place dans le cadre de la nouvelle loi sur l’électricité, votée le 9 juin. C’est là qu’on entre dans les arcanes politiques qui crispent le secteur.
Dans une consultation liée aux ordonnances de la nouvelle loi, le Conseil fédéral a fait état en février de conditions qui inquiètent Okostrom Schweiz, la faîtière du biogaz. Tout indique que les ordonnances – qui doivent paraître avant la fin du mois – confirmeront que les conditions vont se péjorer pour les exploitants de centrales, selon cette association.
«On nous parle d’une vingtaine de centimes de rétribution par kilowattheure si on ne rénove ou n’agrandit pas l’exploitation. C’est trop peu. Il faudrait en tout cas 30 pour tourner», affirme Michel Roy. Lui et son cousin associé, Philippe, veulent transmettre leur exploitation à leur descendance – Guillaume (fils de Philippe), Benjamin et Juliane, les enfants de Michel, tous des Roy. Eux aussi disent être dans l’inconnu.
Ils envisagent pour l’instant quatre variantes: le statu quo, des investissements dans la production de biogaz comme carburant, dans des transports pour acheminer le biogaz dans le réseau gazier à Delémont, à 30 kilomètres de là, ou une fermeture de l’installation. Elle fournit pourtant 2,5 millions de kilowattheures d’électricité par an, de quoi alimenter plus de 700 foyers. «On veut continuer à faire du biogaz, après on verra sous quelle forme le valoriser. Mais ce qu’on sait faire, c’est l’électricité», indique Guillaume Roy.
Okostrom Schweiz recense 130 installations de biogaz en Suisse et estime qu’elles sont toutes dans une situation similaire, surtout les plus anciennes. «Les installations existantes sont sur le point de disparaître», a affirmé l’association en février, soulignant aujourd’hui au Temps que c’est encore le cas.
L’ordonnance sur l’énergie propose toujours des incitatifs à la production d’électricité à partir de biogaz car il serait quasi impossible de tenir sur ce marché sans soutien. Ce dernier peut prendre la forme d’une aide à l’exploitation – autour de 20 centimes, a priori l’option que devrait choisir La Prairie Biogaz – ou d’une «prime de marché flottante». Cette aide, potentiellement plus conséquente, est toutefois accessible dans sa totalité uniquement aux exploitants de nouvelles centrales. Les installations existantes peuvent en bénéficier, mais partiellement et à des conditions jugées trop sévères par Okostrom Schweiz.
Pour les installations anciennes, comme La Prairie Biogaz, la prime est octroyée si elles ont été rénovées à hauteur de 250 000 francs ou plus, ou si leur capacité de production a été augmentée d’au moins un quart. Dans ces cas, seule une part de la production nette est rétribuée par la prime.
«Dans ces conditions, je devrais arrêter ma production à la fin de la période RPC car la rentabilité n’est plus assurée», indique Michael Müller, président d’Okostrom Schweiz et exploitant d’une centrale en Thurgovie. Notamment parce que les coûts d’exploitation et d’entretien des installations ont augmenté ces dernières années, avec l’inflation et des réglementations accrues. A La Prairie Biogaz, une fosse de résidus verts liquides doit être couverte d’ici à 2030, à la suite de l’arrivée de nouvelles règles.
Aujourd’hui, 5% des engrais de ferme disponibles en Suisse sont valorisés, selon Ökostrom Schweiz. «On pourrait faire beaucoup mieux avec de meilleurs incitatifs», estime Mélanie Gysler, la responsable du bureau romand de la faîtière.
D’un point de vue écologique, créer de nombreuses installations de taille similaire à celle de la famille Roy fait sens car, délocalisées, elles favorisent un circuit court. Au niveau financier par contre, les économies d’échelle plaident pour des centrales plus importantes.
«Les adaptations des ordonnances ont fait l’objet d’une consultation. Celle-ci est terminée et a été évaluée entre-temps, et quelques adaptations ont été apportées aux ordonnances sur cette base», indique une porte-parole de l’Office fédéral de l’énergie. «Le Conseil fédéral adoptera les ordonnances prochainement. D’ici là, nous ne pouvons pas nous prononcer à ce sujet.»
À Porrentruy, Michel Roy indique que l’entretien de son installation coûte 130 000 francs par an. «Il faut changer les hélices, qui tournent 24h sur 24, tous les trois ans, s’occuper des moteurs, des membranes des dômes, remplir le mélangeur (une cuve dans laquelle sont mis les intrants solides avant qu’ils n’intègrent le premier digesteur, ndlr), souligne-t-il. C’est l’équivalent d’un poste à plein temps.»
Chaque jour, quarante mètres cubes d’urine animale et vingt tonnes de solides alimentent la centrale. Et il en ressort au quotidien la même quantité, mais sans méthane, ce qui est d’autant mieux pour la planète que ce gaz a un effet de serre important. En attendant les ordonnances, le va-et-vient circulaire continue dans le domaine, à voir pour combien de temps.