CHRONIQUE. Avant d’essayer de trancher la très difficile question de la responsabilité sociale des entreprises, peut-être devrait-on d’abord traiter la question des liens entre intérêts privés et publics, écrit Charles Wyplosz
Il est plutôt à la mode de demander aux entreprises de reconnaître qu’elles ont une responsabilité sociale. Dans certains pays, il se prépare même des lois pour exiger que les entreprises se préoccupent là où elles opèrent des droits humains, d’éthique, bien sûr des questions environnementales et, plus généralement, du bien-être de la société. Fini le profit comme (seul) objectif! C’est un vrai débat entre ceux qui pensent que les entreprises doivent se concentrer sur leur raison d’être, produire au mieux et au moindre coût, et ceux qui considèrent qu’elles doivent admettre qu’elles ont un impact plus large et en tenir compte. Le débat n’est pas près d’être tranché, car il soulève des questions très complexes concernant le rôle de chaque acteur dans la société, un sujet clivant qui implique des opinions profondément idéologiques.
Une sous-catégorie de ce débat, cependant, devrait être plus simple à aborder. Les dernières élections américaines ont montré ce qui se produit lorsque les entreprises se préoccupent trop de ce qui se passe dans la société. On a vu Elon Musk, le patron de Tesla et de SpaceX, participer aux réunions électorales de Donald Trump et Jeff Bezos, le patron d’Amazon, empêcher le Washington Post, qu’il possède, d’annoncer son soutien à Kamala Harris. On a aussi vu des entrepreneurs individuels, des stars de la chanson et du cinéma comme Taylor Swift, et des sportifs très populaires participer à la campagne de Kamala Harris. Chacun des deux candidats a dépensé des centaines de millions de dollars, dont une partie provient de petits dons collectés auprès de millions de simples citoyens, mais ce sont les richissimes patrons et les non-moins fortunés héritiers d’anciens patrons qui jouent un rôle primordial.
Mais si les entreprises et les riches citoyens pèsent sur les élections, ils influencent aussi les choix politiques entre les élections. On appelle ça le lobbying ou la défense des intérêts privés. Dans beaucoup de pays, ces interventions doivent être rendues publiques d’une manière ou d’une autre, par exemple en exigeant que les lobbyistes soient dûment enregistrés. Mais ceci ne les empêche pas de faire le travail, ni les dirigeants d’entreprises d’entretenir des relations personnelles avec les responsables politiques à tous les niveaux. Volkswagen et Renault contribuent à définir la politique automobile en Allemagne et en France, tout comme les syndicats patronaux en Suisse et partout ailleurs.
Bien sûr, si tout ce monde exerçait une responsabilité sociale, ces influences pourraient être plutôt bénéfiques. Mais comment distinguer les intérêts privés des entreprises de leurs responsabilités sociales? La tentation pour une entreprise de se présenter comme soucieuse du bien-être commun est irrésistible, comme de nombreux exemples l’attestent. Toutes les entreprises, ou presque, se déclarent engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais on se rend compte que, parfois, ce n’est que du greenwashing. Quand elles affirment qu’elles ne souhaitent que préserver les emplois de leurs personnels, peut-être ne défendent-elles que le maintien de leurs activités? Aux Etats-Unis, un grand nombre d’entreprises d’intelligence artificielle – un secteur traditionnellement plutôt en faveur des démocrates – ont soutenu Trump parce qu’il a promis de ne pas les réglementer sérieusement. Officiellement, il s’agit de permettre à un secteur de technologie de pointe de rester loin devant ses concurrents étrangers, y compris les Chinois qui nourrissent de noirs desseins, un imparable argument de défense nationale. Les intentions affichées occultent facilement des intérêts moins avouables.
Avant d’essayer de trancher la très difficile question de la responsabilité sociale des entreprises, il serait peut-être préférable de traiter la question des liens entre intérêts privés et publics. C’est un très vieux sujet, bien identifié, mais qui reste essentiel. Le problème, c’est que c’est plus facile d’en parler que de trouver la solution.