On connaissait Emilie Zoé et ses chansons en chair de poule. L'artiste annonce aujourd'hui qu'il a changé de nom, de pronom, mais pas de poétique. Il nous raconte son long voyage

«Quelque chose crie en moi dont je dois parler.» C’est un simple message abandonné sur un répondeur, une après-midi d’été pluvieux. Emilie Zoé annonce s’appeler désormais elie zoé sans majuscule et qu’il faut utiliser le pronom masculin pour s’adresser à lui. Cela fait des mois qu’il vit une transition discrète sous les yeux de tous. Durant sa tournée «Hello Future Me», achevée à Noël, sa voix a lentement baissé sous l’effet des hormones. «On me demandait parfois si j’avais un rhume ou si j’étais fatigué. Mes proches étaient informés de ma nouvelle identité mais j’étais confronté sans cesse au personnage public, à Emilie Zoé, et ce tiraillement n’est plus confortable.»

On prend donc rendez-vous un jour sans pluie, il arrive un sourire large, yeux bleus, cheveux très blonds, guitare dans le dos: rien n’a changé, tout a changé. «Je viens de vivre les deux plus belles années de ma vie.» On suit l’artiste depuis 2018, l’album The Very Start, un rock des profondeurs avec des textes qui parlent souvent d’un autre qui s’échappe. Emilie Zoé impressionne par son charisme, cette façon d’exiger qu’une chanson soit cousue de chair de poule; en quelques années, son projet avec le batteur Nicolas Pittet s’est imposé, il a récolté un Swiss Music Award, puis un Prix suisse de musique, et un tas de concerts internationaux. Et même dans sa dernière tournée prémonitoire, quand Emilie Zoé s’adressait à son double anticipé, rien ne transpirait réellement de la métamorphose en cours.

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C’est que longtemps il a réussi à enfouir l’évidence, celle de ne pas être une fille. «En 2021, la musicienne Laure Betris nous propose à six femmes et à moi de collaborer sur un projet qui s’appellera «Berceuses». Au début de la première répétition, elle propose de partager une sorte de météo intérieure où on parle à tour de rôle de nos ressentis du moment, qui ont souvent à voir avec le corps. La discussion me met mal à l’aise.» Dans le train du retour, il tombe par hasard sur un podcast où une personne non binaire évoque son expérience. «C’était la première fois que j’entendais ce mot. Dans ma tête, il y a eu un feu d’artifice, une immense porte s’est ouverte avec plein de couleurs dedans.»

Enlever un «mi»

Il explore sa propre biographie: enfant, sa famille le laisse se vêtir à sa guise – avec des trucs commodes pour grimper aux arbres, et rejoindre une équipe de foot de garçons. Tout irait bien dans cette indécision s’il n’y avait les vestiaires dont les filles l’expulsent parce qu’il a l’air d’un mec. «Je me suis alors dit: laisse-toi pousser les cheveux, porte des vêtements serrés. La nature t’a donné ce corps, accepte-le.» Il crée une femme avec des cheveux longs noués en natte qu’il ne coiffe presque jamais, porte des sous-vêtements qui écrasent ses seins parce qu’il n’en supporte pas la vue. A cette époque, il ajuste une guitare électrique au gros son rugueux et doit répondre sans cesse à la même question: «Qu’est-ce que cela fait d’être une femme dans un milieu masculin?»

elie zoé, musicien. La Chaux-de-Fonds, 7 octobre 2024. — © Léa Kunz pour Le Temps
elie zoé, musicien. La Chaux-de-Fonds, 7 octobre 2024. — © Léa Kunz pour Le Temps

Contrairement à ce que l’on entend parfois, une transition de genre, même en 2024 dans une Suisse dotée de lois assez favorables, se vit rarement avec légèreté. Ce sont de multiples coming out quotidiens, désirés ou non, la peur du regard des parents et de certaines personnes proches, le sentiment qu’il faut combattre de ne pas être légitime dans cette démarche, les contraintes administratives et sanitaires mêlées: «La psychiatre qui me suivait à l’époque pensait qu’il s’agissait d’une lubie. Je sortais de chaque séance plus désespéré encore.» C’est une association qui lui donne des clés pour comprendre que ce qui est en jeu n’est pas voué à déboucher sur une issue tragique.

Il lui faut alors choisir un nom. Les murs de sa chambre ont toujours été recouverts de listes de mots, de dessins, comme s’il fallait régulièrement vider ce corps de la profusion d’idées qui s’y bousculent. Cette nouvelle liste ressemble à celle que des parents dressent pour un enfant à venir. «Je souhaitais un prénom qui ne soit ni masculin ni féminin. elie (avec un «e» minuscule) me tournait dans la tête. C’était assez musical d’ôter un mi à Emilie.» Dans sa tête synesthésique, le prénom elie se lit en bleu, jaune, vert, «trois couleurs que j’aime». elie zoé se présente alors à son entourage, il est décidé de ne rien dire publiquement avant la sortie du live à Montreux de 2022, concert béni en première partie de Nick Cave, qui servira donc d’adieu à Emilie Zoé. Dans un très gros plan qui scrute ses yeux fermés, la chanson Roses on Fire retentit sur la scène de l’Auditorium Stravinski comme un appel à ce nouveau monde intérieur qui vient: «There’s this alley near the backdoor/In the corner of your head/Have you ever walked the corridor/With the knowledge of what’s left/On the other side of town».

Trouver sa voix

C’était il y a un peu plus de 2 ans. Depuis, comme Alice, elie a définitivement traversé le miroir. Il est passé par la chirurgie pour que disparaisse sa poitrine. Il s’est aussi aperçu, plus sa voix devenait grave, que les chansons d’Emilie Zoé devenaient pour lui inaccessibles. «Au début de la tournée, je me forçais à chanter dans les tonalités d’origine, au risque de casser ma voix. Je m’imposais cette souffrance pour ne pas avoir à révéler ma transition. Ensuite, avec le batteur Fred Bürki qui a participé à la dernière tournée, nous avons plusieurs fois adapté les morceaux, jusqu’à deux tons en dessous. Il arrivait même que Fred prenne la voix du haut.» elie zoé détestait sa tessiture de fille au point qu’il enregistrait parfois en accéléré pour artificiellement reproduire le timbre plus profond qu’il cachait en lui. «Aujourd’hui, je suis content de cette voix. C’est une joie énorme de devenir soi. J’ai l’impression de respirer pour la première fois, depuis trente ans.»

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Avec le musicien Louis Jucker, son plus-que-frère, ils ont rénové les studios de leur label Humus. C’est un entrepôt de La Chaux-de-Fonds avec plein de canapés récupérés, des luminaires de seconde main, une table de mixage qu’il faut chauffer le matin pour qu’elle daigne répondre; tout ici a trouvé sa place après un long voyage. elie et Louis fabriquent ensemble le premier album d’elie zoé comme celui d’un double longtemps réprimé. «J’ai acheté un très grand format de calepins et un jeu de Neocolors. Je remplis les pages de bribes de paroles que je relis beaucoup plus tard et que j’associe librement.»

Il n’y aura pas forcément de chansons qui évoquent littéralement cette dualité. Depuis toujours, elie lit des anthropologues, des biologistes, qui écrivent sur la manière dont le vivant s’organise et comment les espèces coexistent. «J’aime beaucoup A l’Est des rêves de Nastassja Martin. Elle parle des façons d’être au monde d’une famille habitant la forêt, post-effondrement soviétique. Une phrase m’a bouleversé: «La lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus.» J’intègre cette idée dans une chanson.» Elle s’appelle Contact Zone, elle traite sur le mode de l’écologie poétique de la relation à l’altérité.

Comme une communion

Tout est beau, rien n’est simple, dans cette histoire. elie zoé aurait aimé que le monde comprenne d’un geste son identité retrouvée. Sans avoir besoin de s’en expliquer, ni face aux contrôleurs de train qui trouvent que la photo de son abonnement ne ressemble pas au garçon qu’ils voient devant eux, ni face aux réseaux sociaux prêts à remettre en question tout ce qui relève de la transidentité. «Je ne souhaite ni être un porte-drapeau ni un militant politique. Pendant ma tournée, à cause de mes cheveux coupés court, des spectateurs m’ont interpellé en me disant que je chantais bien mais que j’étais une sale gouine. Je suis assez angoissé en pensant à la violence que je pourrais subir.»

Mais elie ne voudrait pas qu’on finisse en évoquant l’adversité. Pour lui, toute cette expérience se vit d’abord comme une communion. Il y a quelques années, il avait réuni sa famille, ses amis, toutes celles et ceux qui l’accompagnent, pour tenir les chœurs dans une chanson baptisée Tiger Song. Récemment, il a reproduit le geste à l’occasion de son anniversaire. Une tribu entière est arrivée pour donner de la voix. La chanson s’appelle Change My Name. Elle évoque ce moment si particulier où un être découvre comment nous sommes confinés ou libérés par la façon dont nous nommons les choses.

elie zoé vient d’inscrire son nom sur sa boîte aux lettres. Chaque fois qu’il est imprimé sur une enveloppe, c’est une immense joie.