Depuis l’attribution du prestigieux prix à John Hopfield et Geoffrey Hinton, pour leurs travaux pionniers sur l’intelligence artificielle, de nombreuses voix ont critiqué le lien ténu entre ces recherches et la physique. Contacté par «Le Temps», un membre du Comité Nobel assume

Inutile de le contester, l’annonce des lauréats du Nobel de physique, le 8 octobre, avait surpris son monde, à commencer par nous-même. Contacté par téléphone par le Comité Nobel, ce jour-là, un des lauréats, Geoffrey Hinton, l’avait lui-même reconnu: «Je n’imaginais pas une seconde qu’une telle chose puisse arriver.» Le jour même, interrogé par un confrère du New York Times, il ajoutait «J’ai été choqué, stupéfait et sidéré» par cette annonce.

Passons sur les critiques en paternité, qui considèrent que d’autres scientifiques auraient dû être récompensés sur la mise au point des réseaux de neurones artificiels: elles ne sont pas rares dans l’attribution des Nobel, qui ne peuvent récompenser que trois personnes. Il est une controverse beaucoup plus intéressante, philosophique presque: quel rapport peut-on établir entre les réseaux de neurones artificiels, qui animent les intelligences artificielles, et la physique?

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L’allemande Sabine Hossenfelder, théoricienne en physique et youtubeuse s’est fendue d’une vidéo agacée et ironique pour dire tout le mal qu’elle pense de cette récompense: «Si vous doutiez encore que la physique soit en crise, le fait que le Prix Nobel de physique soit attribué à des informaticiens devrait vous faire réfléchir.  […] Les réseaux de neurones, c’est de la physique? Eh bien, ils fonctionnent sur des ordinateurs qui sont faits de puces, lesquelles sont faites de particules, ce qui est de la physique. Alors bien sûr, les réseaux neuronaux relèvent de la physique dans un certain sens. Mais avec ce type d’argument, tout est physique, y compris la recette secrète des biscuits de votre grand-mère qu’Elsevier [un éditeur scientifique, ndlr] devrait s’empresser de publier! […] Maintenant, excusez-moi, je dois vous laisser et pleurer tranquillement dans mon manuel de mécanique quantique.»

Une méthode seulement empruntée à la physique

«J’ai été assez soufflé par l’annonce du Nobel, souligne de son côté Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique et philosophe à Sorbonne Université (Paris). Il y a plein d’autres choses en physique qui sont incroyables. On voit bien que le Comité Nobel a pris soin d’établir un lien avec la physique dans ses attendus, mais il est logique que ce choix soit discuté parce qu’il ne s’agit pas d’une découverte au sens de la physique, mais d’une l’application de la physique à autre chose. Ou plus précisément, de l’application de formalismes mathématiques créés pour la physique.»

Des journalistes assistent à l'annonce du Nobel de physique à Stockholm, en 2024. — © IMAGO/Christine Olsson/TT / IMAGO/TT
Des journalistes assistent à l'annonce du Nobel de physique à Stockholm, en 2024. — © IMAGO/Christine Olsson/TT / IMAGO/TT

Il ne s’agirait donc pas de physique au sens littéral du terme? «C’est vrai en un sens», admet Anders Irbäck, professeur de physique théorique à l’Université de Lund (Suède) et membre du Comité Nobel. C’est lui qui, le 8 octobre, a été chargé de présenter les travaux de John Hopfield et Geoffrey Hinton lors de l’annonce du prix. «Si l’on considère l’ensemble du domaine [de l’IA] qui existe aujourd’hui, il y a effectivement de nombreux éléments qui n’ont aucun lien avec la physique. Mais ce que nous voulions récompenser, c’était un travail original, un travail important dans le domaine, réalisé à l’aide d’idées et de méthodes physiques.»

Au Comité Nobel, on assume cette première

Ce choix a-t-il été une évidence au sein du Comité Nobel, ou a-t-il fait l’objet d’âpres discussions? «Je ne suis pas autorisé à répondre à cette question. C’est un peu frustrant, mais il y a beaucoup de choses qu’un membre du comité ne peut pas dire», répond Anders Irbäck. Le processus de désignation des nominés puis des lauréats est en effet l’un des secrets les mieux gardés au monde!

C’est en tout cas une première: en fouillant dans l’histoire, on observe qu’aucun Nobel n’a porté sur une application de méthodes de la physique à un tout autre domaine, comme c’est le cas cette année. Sans doute parce que le comité avait jusque-là appliqué les vœux d’Alfred Nobel à la lettre, réservant l’une des dotations de son legs «à la personne qui a fait la découverte ou l’invention la plus importante dans le domaine de la physique».

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Même si l’IA est largement utilisée par les physiciens, elle n’a mené à aucune découverte majeure dans leur domaine, contrairement à la biologie. Et c’est bien pour cela que le Prix Nobel de chimie de cette année ne semble pas contesté, bien qu’il porte aussi sur l’IA. Une moitié du prix* a en effet été remise à l’outil AlphaFold 2, mis au point par Demis Hassabis et John Jumper, chez DeepMind (Google), qui a permis de résoudre un problème de biochimie vieux de cinquante ans: comment prévoir la forme des protéines, dont la géométrie conditionne le rôle dans les cellules? Depuis, pas moins de 200 millions de protéines ont été décrites, un immense catalogue qui est désormais utilisé pour la recherche de nouveaux médicaments ou la mise au point de procédés chimiques plus durables. Un pas immense de la biochimie qui doit beaucoup à un certain duo Hopfield/Hinton.

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* L’autre moitié du prix a été attribuée à David Baker (Université de Washington), pour sa méthode de fabrication des protéines nouvelles