Une entreprise bulgare aurait vendu les bipeurs piégés au Liban, selon la Hongrie. Voilà qui ne surprend personne dans le contre-espionnage local, car la Bulgarie post-communiste est une plaque tournante de trafics et d’espions de tous poils

«Pourquoi ne suis-je pas étonné… », soupire un policier haut gradé de Sofia, spécialisé dans la cybercriminalité. Partie de Taiwan et passée par Budapest, la piste des bipeurs piégés nous mène depuis mercredi jusqu’à la capitale bulgare. Dans un appartement fermé au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue piétonne de Vitosha, la plus prisée par les touristes, une boîte postale et une mystérieuse entreprise, Norta Global Ltd. Selon les autorités hongroises, ce serait elle qui aurait vendu et fourni les bipeurs au Hezbollah libanais. La société Bac Consulting de Budapest, mise en cause dans les premières heures de l’enquête, ne serait qu’un intermédiaire, voire une couverture pour tenter de cacher ce que deviendra certainement dans les heures à venir «la piste bulgare».

«Ça sent l’écran de fumée à plein nez»

Jeudi, l’Agence pour la sécurité nationale (Dans, chargée du contre-espionnage) a [publié quelques lignes sur son site Web](https://dans.bg/bg/news/1002)pour affirmer qu’aucune transaction commerciale de ce type n’avait pas été enregistrée par les autorités douanières du pays. Des vérifications sont néanmoins en cours, poursuit la Dans. Mais tout porte à croire que c’est la première fois que les chasseurs d’espions bulgares entendent parler de Norta Global. «Il s’agit certainement d’une société fantôme. Totalement inconnue», poursuit sous couvert d’anonymat le policier interrogé par _Le Temps_. **Lire aussi:** [Bipeurs piégés au Liban: pourquoi maintenant?](https://www.letemps.ch/monde/bipeurs-pieges-au-liban-pourquoi-maintenant) Selon les registres de commerce bulgares, Norta Global a été fondée en 2022 par un ressortissant norvégien, Rinson Jose, né en 1985. Avec un capital de départ plus que modeste: 200 lévas, soit 48 CHF. La société propose, de façon particulièrement vague, des services «d’accompagnement technologique pour tout projet ne contrevenant pas la législation» et possède [même un site, rédigé dans un charabia bulgaro-anglais du même tonneau.](https://globalnorta.com/)Son patron, et seul employé, semble être un passionné de trekking et de culture indienne, [à en croire d’autres sociétés créées à son nom dans les registres de commerce norvégien.](https://proff.no/rolle/rinson-jose/oslo/1534312) «Ça sent l’écran de fumée à plein nez», estime Atanas Tchobanov,[fondateur du site d’investigation Bird, affilié à l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP).](https://scan.bird.bg/tr/?v=view&guid=206902283) Chose curieuse pour une coquille vide, Norta Global a néanmoins engrangé en 2023 un bénéfice de plus de 1,3 million de lévas, relève-t-il. Une sacrée somme pour le pays. D’où vient-elle? Mystère. ### Le lourd passif bulgare Tout cela n’a pas rassuré la petite communauté juive du pays, forte de quelque 3000 personnes. Dès mercredi soir, ses responsables étaient au taquet et l’ambassadeur israélien à Sofia averti de l’affaire. «Nous sommes inquiets, oui. Car visiblement la Bulgarie apparaît comme une destination de choix pour les opérations du Hezbollah», témoigne son président, le jeune ophtalmologue Alek Oscar. Et de rappeler le précédent que tous ses coreligionnaires ont en tête, à savoir l’attentat sanglant de Bourgas en 2012 visant des touristes israéliens sur la côte de la mer Noire. **Lire aussi:** [BAC Consulting, la mystérieuse société hongroise mise en cause dans l’attaque des bipeurs du Hezbollah](https://www.letemps.ch/monde/bac-consulting-la-mysterieuse-societe-hongroise-mise-en-cause-dans-l-attaque-des-bipeurs-du-hezbollah) À l’époque, après moult tergiversations, Sofia avait attribué cette attaque, qui avait fait 7 morts dont son auteur, à la branche militaire du Hezbollah - ce qui avait contribué à une reconnaissance européenne du caractère «terroriste» du mouvement chiite. «Je me rappelle encore la résistance de bon nombre de responsables sécuritaires bulgares, membres de l’ancienne école, qui ont tout fait pour saboter cette reconnaissance», se souvient le très écouté expert en sécurité Tihomir Bezlov. Ce dernier fait ainsi référence au lourd héritage de l’époque communiste, lorsque la Sécurité d’État bulgare, qui se réclamait d’une «fidélité totale» au KGB soviétique, cultivait des liens privilégiés avec les mouvements palestiniens mais aussi avec tout ce que le Moyen-Orient comptait de terroristes et de trafiquants en tout genre. Selon lui, des contacts, une forte diaspora arabe et, plus généralement, des traditions sont restées de cette période qui ont fait de la Bulgarie actuelle une plaque tournante de tous les trafics imaginables. Mais aussi un terrain de jeu pour les agences de renseignement qui se respectent, en premier lieu le Mossad. «Les Israéliens sont très présents dans les secteurs de la tech et de la cybersécurité. Leurs entreprises sont légion en Bulgarie», souligne-t-il. ### Touristes et espions Reste à savoir, si la piste bulgare se confirme, ce qui s’est vraiment passé avec les bipeurs piégés: ont-ils été trafiqués en Bulgarie même? Et est-ce que Norta Global est une création du Mossad ou juste une société qui s’est employée à contourner les sanctions internationales et de commercer avec le Parti de Dieu? Dans les deux cas, les juifs du pays – et pas seulement eux – ont de quoi être inquiets, confirme Tihomir Bezlov. Au moment de l’attentat de Bourgas, des questions tout aussi inquiétantes sur les failles sécuritaires du pays avaient été soulevées pour aussitôt être oubliées. Depuis, la Bulgarie continue d’accueillir tous les ans des flots de touristes israéliens attirés par les bas prix de la côte de la mer Noire et, surtout, par les casinos – dont l’activité est interdite sur le sol de l’État hébreu. Dans ces lieux de perdition, ils continuent de croiser des touristes arabes, iraniens et parfois même d’anciens combattants de l’État islamique en route pour l’Europe de l’Ouest. À cela s’ajoute la traditionnelle présence des réseaux d’espionnage et d’influence russe dans le pays. Leurs relais avérés au sein même de l’appareil sécuritaire bulgare sont régulièrement dénoncés depuis la guerre en Ukraine par les politiciens pro-Occidentaux du cru. «Bref, c’est l’endroit rêvé, voire unique au sein de l’Union européenne, pour tous ces acteurs de l’ombre et leurs opérations de tout genre», résume Tihomir Bezlov. «Nos services de renseignement à l’étranger restent très forts dans le jeu moyen-oriental», rassure néanmoins notre policier anonyme. Et lorsqu’on lui pose la question avec qui «jouent» aujourd’hui les maîtres-espions de la Bulgarie moderne, il n’hésite pas une seconde: «Avec Israël, bien évidemment. Avec qui d’autre?». **Lire aussi:** [Près de 3000 bipeurs utilisés par le Hezbollah explosent au Liban: «On n’avait jamais vu ça»](https://www.letemps.ch/monde/pres-de-3000-bipeurs-utilises-par-le-hezbollah-explosent-au-liban-on-n-avait-jamais-vu-ca)